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Le Jardin sur la mer, Mercè Rodoreda, Zulma

 

 

 

Le Jardin sur la mer

Mercè Rodoreda

Éditions Zulma

09/01/2025

256 pages

21,50 €

Edmond Raillard, traducteur

1re édition, Jardí vora el mar, Club Editor, Coll. El Club dels novel·listes, 1967

 

 

 

Moi, j’ai toujours aimé connaître tout ce qui arrive aux gens, bien que je ne sois pas bachelier… C’est parce que j’aime les gens. Et les propriétaires de cette maison, je les aimais. Mais cela fait si longtemps, de tout ça, qu’il y a bien des choses dont je ne me souviens plus. Je suis trop vieux et parfois je m’embrouille malgré moi… Pas besoin d’aller voir des films à l’Excelsior, les étés où ils venaient avec leurs amis.

 

Un vieux jardinier se souvient. À sa manière imparfaite car lacunaire, il se souvient des six étés que Madame Rosamaria et Monsieur Francesc ont passés dans leur propriété de la Costa Brava, s’éloignant quelque temps de l’épouvantable touffeur de Barcelone pour goûter le calme de leur villa et la douce fraîcheur de son jardin sur la mer dont lui, logé sur place, prenait soin à l’année.

 

Avec une œuvre traduite dans le monde entier, Le Jardin sur la mer (1967) était resté assez inexplicablement inédit en France jusqu’à aujourd’hui. Il est le premier roman que Mercè Rodoreda a écrit après la fin de la Seconde Guerre mondiale depuis Genève où elle et son conjoint s’étaient exilés, contraints par la guerre civile espagnole et le franquisme. Il est le premier à être traduit en français à l’heureuse initiative des éditions Zulma qui annoncent d’ores et déjà deux autres retraductions (La Place du diamant et Rue des Camélias) à paraître avant la fin de l’année.

 

La vie reprend toujours avec le début de l’été, écrit Francis Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique (1925) avec lequel le roman de Mercè Rodoreda a évidemment quelques cousinages, au nombre desquels la nostalgie d’une époque et la portée de son propos, anodin en surface mais en vérité traversé de courants souterrains plus obscurs.

 

Le jardinier raconte, en un long monologue, ce lieu qu’il a entretenu des années durant depuis son retour de la guerre, le soin quotidien apporté aux plantations, les semences en prévision des transplantations aux beaux jours, le repos dolent à l’ombre généreuse et odorante des tilleuls, le parfum des roses, la fragile volupté des iris, l’exubérance des lupins, avec au loin le ressac de la mer et l’écho des conversations de ceux vivant là de juin à septembre et ceux — Eulàlia, Sebastià, Maragda, Feliu... — venus les y rejoindre pour quelques jours, dilapidant les heures du jour au bord de la mer, entre promenades à cheval et travaux d’aquarelle, et celles de la nuit livrées à l’insouciance d’une classe bourgeoise qui ne sait comment meubler son oisiveté.

 

Je passais mes journées seul avec mes graines et mes bulbes, avec mes affaires, et avec mon eucalyptus. La nuit, le vent faisait penser à une voix.

 

Le jardin comme une scène de théâtre avec ses jeux d’ombre et de lumière, où un geste, un mot, un demi-sourire, une ombre voilant le hâle parfait d’un visage suffisent à révéler combien ces personnages sont peu maîtres de leur destinée et combien est précaire l’équilibre alors que s’installe un climat d’avant orage. 

Quand le terrain voisin est vendu, qu’une somptueuse villa y est construite et qu’avec Monsieur Bellom son riche propriétaire revenu d’Amérique avec sa fille Maribel et son gendre Eugeni, le passé enfoui refait surface, l’atmosphère glisse imperceptiblement de l’insouciance au drame. Les glaïeuls piétinés seront remplacés certes. Mais les cœurs ? les vies ? Le jardin est un éden trompeur, que l’on croit à l’abri du tumulte du monde mais sur lequel l’ombre s’étend.

 

Personne ne disait rien. Personne ne savait rien. Ils menaient la même vie que d'habitude, mais ils allaient moins à la mer.

 

Le roman progresse lentement, très lentement, au gré des souvenirs du jardinier vieillissant, oreille bienveillante pour certains convives, observateur discret mais sagace au même titre que les autres domestiques — Quima la cuisinière, Mariona ou Miranda les femmes de chambre, Toni qui s’occupe des chevaux, dont il rapporte les commérages ancillaires. Celui que Mercè Rodoreda a choisi de laisser anonyme est désarmant d’humanité alors qu’il accompagne le jardin aux quatre saisons, de l’élan du printemps à la vibrance de l’été, du flamboiement de l’automne à la nuit de l’hiver.

 

Le ciel commençait vraiment à être étoilé et le soir on sentait quelque chose qui remuait dans les racines. Le printemps mettait chaque chose à sa place : la rose dans le rosier et l’oiseau sur la branche.

 

On sent que prendre soin du jardin a aussi une fonction thérapeutique pour cet homme, gardien de ses propres deuils, qui s’y investit émotionnellement réinventant son ordonnancement à chaque saison.

 

[…] Cecília portait toujours des vêtements lilas. […] Nous étions une seule personne. Comme l’eucalyptus, je vivais droit et tranquille. Les bras bien attachés aux épaules et les pieds bien plantés dans la terre. Et quand elle est morte… elle est morte entre mes mains, comme un oiseau, pourrait-on dire… tout a fichu le camp. Comme si on m’avait mis en miettes et qu’on les avait dispersées.

 

L’écriture simple n’a pas sa pareille pour évoquer la complexité de destinées otages de leurs non-dits, pour faire monter la tension presque à l’insu du lecteur — l’harmonie faussement sensuelle du lieu ne pouvant longtemps retarder la tragédie à venir.

 

Un jour après l'autre... Regardez le jardin, regardez comme il est. Pour en sortir la force et le parfum, c'est la meilleure heure. Regardez les tilleuls... Vous voyez comme les feuilles tremblent et nous écoutent ? Vous riez... Si un jour vous vous promenez la nuit sous les arbres, vous verrez tout ce qu'il vous racontera, ce jardin...

Nous nous sommes séparés là, au pied du mirador, et c’était, comme qui dirait, la fin de l’histoire.

 

J’ai été sensible à cette vision à hauteur de personnage et à la voix singulière du vieux jardinier qui ne mesure pas pleinement les implications et la gravité de ce qu’il dévoile, presque sans le vouloir, presque sans le comprendre : la fragilité d’un bonheur apparent dans un espace hors du temps, clos et romantique à souhait, et partant, propice à la survenue d’un drame que l’on pressent confusément.

Non seulement sensible à la manière pudique choisie pour écrire la perte en révélant la nostalgie du monde d’avant le deuil quand Cecília était encore à ses côtés, mais encore impressionnée par l’écriture qui procède par petites touches allusives, en appelant à tous nos sens, pour créer une atmosphère à la fois aérienne et poétique, ténébreuse et grave, et accompagner le mouvement du récit, de son opulent épanouissement jusqu’à son inexorable dépérissement.

 

Avec cette première incursion dans les romans de Mercè Rodoreda, j’ai découvert un chemin d’écriture et un univers littéraire très personnels, à l’équilibre parfait. Une lecture lente qui invite à aller voir sous la surface des choses.

 

Nota : À Barcelone, dans le quartier de Sant Gervasi, un jardin à son nom a été créé. Chaque plante a été choisie pour avoir été citée dans ses œuvres ; l’extrait est reproduit sur un panonceau.


꧁ Illustration ⩫ Les Jardins Santa Clotilde, Lloret de Mar, Costa Brava ꧂


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