
Bristol
Jean Echenoz
Éditions de Minuit
208 pages
02/01/2025
19 €
❝Bristol vient de sortir de son immeuble quand le corps d’un homme nu, tombé de haut, s’écrase à huit mètres de lui. Bristol n’y prête pas attention et se dirige vivement vers la Seine. C’est un premier matin d’automne, très tôt pour lui, trop frais pour la saison, neuf heures dix et six degrés Celsius.❞
Espiègle. Si l’on me demande de décrire Jean Echenoz d’un seul adjectif, espiègle est le premier qui me vient à l’esprit après avoir refermé son 18e roman. Cinq ans après Vie de Gérard Fulmard (Minuit, 2020), il revient avec Bristol qui regorge des situations burlesques auxquelles l’auteur nous a habitués, à commencer par l’incipit ci-dessus, modèle du genre. Bristol, Robert Bristol est un réalisateur de films que l’on dit pudiquement aux succès d’estime, à ranger dans la catégorie navets ou daubes selon votre goût. Vous savez, ces nanars tellement mauvais qu’ils en deviennent drôles à regarder. Alors que s’ouvre le roman, l’esprit de Bristol est tout entier habité par la préparation de son prochain film qu’il s’apprête à aller tourner en Afrique, au Botswana, à Bobonong dans le bassin versant du Limpopo, et pour lequel manquent encore une bonne partie du financement et l’actrice principale. Est-il à ce point préoccupé ou simplement distrait pour ne pas se retourner quand un homme chute du 5e étage de l’immeuble de la rue des Eaux, qu’il vient de quitter ? Chez Echenoz, que ce soit rue des Eaux ou rue Erlanger (Vie de Gérard Fulmard), les corps ont une fâcheuse tendance à basculer dans le vide.
❝Keep passing open windows.❞
John Irving, The Hotel New Hampshire
Quelques phrases sont assez pour installer un univers à la fois familier et farfelu, ainsi qu’un personnage principal si peu en prise avec la réalité et si peu adapté à son époque que l’on pressent immédiatement son haut potentiel comique. Les clampins médiocres et ratés sont toujours un terreau fertile sur lequel le romanesque prospère.
Et les personnages secondaires ne sont pas en reste. Il y a là Marjorie des Marais, autrice d’une flopée de best-sellers sentimentaux, dont Nos cœurs au purgatoire va être porté à l’écran par Bristol himself sous le titre L’Or dans le sang ; Céleste Oppen, jeune actrice et protégée de Marjorie, que Bristol ne peut donc écarter de la distribution ; Geneviève Damals, assistante de tournage et maîtresse de Bristol ; Jacky Pasternac, comédien ❝magnétisé par le premier miroir venu❞ ; un autre Robert, Robert Brubec, l’ex-chauffeur de Marjorie ; le commandant Milton Parker, chef des miliciens venus perturber le tournage ; Claveau, l’inspecteur falot saisi de l’affaire concernant l’homme du 5e ; Michèle Severinsen, ancienne actrice, voisine de Bristol, maîtresse de Claveau, puis de Parker…
Leurs noms pastichent ceux de personnes bien réelles et valent à eux seuls mieux qu’un portrait en pied. On s’amuse toutefois des quelques traits qu’Echenoz décoche pour dépeindre ses personnages. Ainsi Marjorie des Marais dont ❝l’enthousiasme se manifeste alors par de vastes motions d’avant-bras qui entrainent un entrechoquement rythmique de ses bracelets, ses colliers marquant la mesure, ses boucles d’oreilles assurant le contretemps en se balançant comme le font les escarpolettes, les battants de cloche et les pendus❞ ; Geneviève et son ❝sourcil budgétaire❞ ; Brubec et sa ❝nuque taciturne❞ ; Pasternac, lui, serait assez ❝facile à décrire mais on n’en a pas tellement envie❞, etc.
Au-delà des personnages, voilà que les arbres ❝se toisent en chiens de faïence❞, les chênes enviant aux platanes leur espérance de vie et les platanes jalousant aux chênes leur noblesse ; l’ascenseur est ❝caractériel❞ ; la banquette, ❝hostile❞.
Et le film ? Jugez plutôt : ❝1 423 entrées en première semaine puis une moyenne de 576 les deux semaines suivantes [l’]ont rapidement fait retirer du circuit commercial.❞
Et l’intrigue ? Oh, il y en a bien une avec de multiples sauts et soubresauts, mais l’on s’en moque — l’auteur aussi du reste — parce que l’essentiel n’est pas là. L’essentiel n’est pas dans le périple, même si l’on bouge beaucoup (Paris, l’Afrique, la Bourgogne, Nevers, Arcachon…), ni dans la manière de voyager (avion, train, voiture…), mais dans la virtuosité de Jean Echenoz à raconter et à nous embarquer dans un roman qui s’oublie en digressions avant de récupérer in extremis le fil narratif. Pas de soft cut, mais une habileté certaine à retomber sur ses pattes. Echenoz se moque de la linéarité ; il coupe là où on ne s’y attend pas pour reprendre là où ça lui chante. Comment ne pas voir dès la 2e page un commentaire non sur le roman Par ici les embrouilles ! que Bristol est en train de lire, mais sur celui que nous avons en mains :
❝[...] l'intrigue déjà confuse, à ce rythme de lecture fragmenté, lui paraît de plus en plus opaque.❞
Le nous, le vous, le on nous interpellent nous rendant complices de ce que le narrateur trame, en direct puisqu’au présent, tout en nous déléguant mine de rien une part non négligeable du boulot. C’est qu’Echenoz est joueur et son nous, flottant. Selon le passage du roman, il peut tout aussi bien être l’auteur que le lecteur, l’auteur que les personnages, le spectateur que le narrateur... Changeant sans cesse d’angle, il nous oblige à réajuster notre perception.
❝Dans les romans comme dans les films, ce qu’on appelle un coup de foudre est difficile à représenter. Un professionnel saurait très bien le faire mais quand on n’est qu’un amateur, l’entreprise est décourageante et donc le mieux, dans ce cas, aurait peut-être été de ne rien décrire du tout. Mais bon, nous aurons essayé.❞
Faux polar ?
Faux vaudeville ?
Faux roman d’aventures ?
Vrai régal. L’Echenoz nouveau est insolite et hilarant. Une pantalonnade — c’est lui qui le dit — bourrée de clins d’œil, parfaitement maîtrisée et doublée d’une réflexion ironique mais au demeurant bien vue sur la création artistique, tant littéraire que cinématographique.
Irrésistiblement savoureux.
❦
꧁ Illustration ⩫ Eugène Atget, Le Passage des Eaux, 1901 ꧂
Écrire commentaire