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Bonheur du point-virgule

 

On vieillit ; il fut de plus en plus rire et sourire pour faire supporter à l’autre son visage. Bonheur du point-virgule.

Le Mausolée des amants, Journal 1976-1991 d'Hervé Guibertà qui jemprunte le titre de ce billet.

 

Le point-virgule est un mal-aimé dont notre époque organise la lente disparition de la phrase française, comme elle organise celle du passé simple du récit, conduisant à l’appauvrissement de notre expression écrite. Le point-virgule est un sophistiqué incompris ; on croit qu’il veut faire son intéressant ; on juge son emploi bien obscur, vieillot, dépassé. Il est ignoré, moqué ; on voit là un drôle d’attelage. Au mieux est-il traité avec un mépris pincé.

 

Morceaux choisis :

 

Here is a lesson in creative writing. First rule: do not use semicolons. They are transvestite hermaphrodites representing absolutely nothing. All they do is show you’ve been to college.

Kurt Vonnegut, A Man Without a Country, Seven Stories Press, 2005

ou 

Le point-virgule est un parasite timoré qui ne traduit que le flou de la pensée. Il n’est qu’un caramel trop mou qui colle aux dents du lecteur.

François Cavanna, Point-virgule : point final ?, Le Soir, 2008

 

Certains — en panne d’arguments sérieux ? — en sont réduits à moquer son esthétique :

 

How hideous is the semicolon.

Samuel Beckett

mais encore

Let me be plain: the semi-colon is ugly, ugly as a tick on a dog’s belly. I pinch them out of my prose.

Donald Barthelme

 

Heureusement d’autres, dont je suis, organisent la résistance.

 

L’usage de la ponctuation révèle beaucoup de notre caractère. Les impatients abusent de l’exclamation, et les indécis de points de suspension. Comment qualifier les amateurs du point-virgule ?

Dany Laferrière, Journal d’un écrivain en pyjama, Mémoire d’encrier, 2013

 

Doù nous vient-il ?

 

Beaucoup, à l’instar de Jacques Dürrenmatt, professeur de philologie, poétique et stylistique à La Sorbonne, datent son apparition du Moyen-Âge, vers le XIe siècle. Le point-virgule est alors appelé periodus et, son nom n’en faisant pas mystère, il sert à marquer la fin d’une période. La notion de période a été introduite par Aristote dans Rhétorique, (III, 1409a) ; elle désigne un certain type d’unité discursive close, avec un début et une fin, comprenant des divisions et pouvant être dite sans avoir à reprendre son souffle. C’est un fait, à cette époque-là, la perspective est plus rhétorique que grammaticale. Pour autant cet usage n’évoluera pas avant la Renaissance où le point-virgule deviendra une marque de ponctuation semi-forte permettant d’endiguer le flux de la prose écrite au sein d’une phrase sans l’interrompre. Il permet donc d’écrire comme doit respirer le lecteur. 

 

꧁ ©Anthony Russo, The Birth of the Semicolon ꧂
꧁ ©Anthony Russo, The Birth of the Semicolon ꧂

Son dessin serait l’œuvre de l’imprimeur et typographe vénitien Aldo Manuzio qui, se retrouvant confronté à De Ætna ad Angelum Chabrielem Liber, texte particulièrement touffu et dense de Pietro Bembo, envisage d’insérer des respirations à l’intention des lecteurs. Nous sommes alors en 1494 et Aldo Manuzio dessine une virgule surmontée d’un point, un signe travesti pour reprendre Vonnegut, un signe de l’entre-deux, qui a l’avantage d’offrir une pause plus appuyée que la virgule et moins marquée qu’un point. Le succès est immédiat. Tous s’en entichent : les Humanistes pour leurs essais ; les poètes pour sa préciosité ; la charte typographique des textes juridiques lui assigne un rôle précis. Quant à la grande littérature, elle lui fait une place de choix.

 

On reconnaît tout de suite un homme de jugement à l’usage qu’il fait du point et virgule.

Henry de Montherlant, Carnets, Gallimard, 1957

 

Cependant en attribuer le dessin à Aldo Manuzio est inexact. La ponctuation a été introduite par le grammairien Aristophane de Byzance, et la virgule (virgula petite verge) surmontée d’un point (punctum) est présente dans les textes grecs dès la fin du IIIe siècle avant J.-C. et correspond, en ce temps-là, à notre point d’interrogation. Ci-dessous, un extrait de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, (Livre I, LXXV, 1), dans la traduction de Jacqueline de Romilly.

 

 

À quoi sert-il ?

 

❝I have great respect for the semicolon; it is a mighty handy little fellow.❞

Abraham Lincoln

 

Garp le nota avec admiration, la jeune fille [Ellen James] savait se servir du bon vieux point-virgule.

John Irving, Le Monde selon Garp, Seuil, 1980, traduction de Maurice Rambaud

 

Le Grevisse dit de lui qu’il est une pause d’une moyenne durée❞ ; le Dictionnaire de l’Académie française, qu’il sépar[e] des propositions unies par une idée logique, ou les parties d’une proposition lorsqu’elles sont d’une certaine étendue ou comportent déjà des virgules

 

Le point-virgule est un indispensable. Non seulement laisse-t-il la phrase prendre de l’ampleur sans rompre la pensée comme le ferait l’accumulation de virgules, mais encore, s’accordant à la respiration, il laisse entendre la voix de celui qui parle.

 

Mon cher Marc,

[…]

J’aime mon corps ; il m’a bien servi, et de toutes les façons, et je ne lui marchande pas les soins nécessaires. Mais je ne compte plus, comme Hermogène prétend encore le faire, sur les vertus merveilleuses des plantes, le dosage exact de sels minéraux qu’il est allé chercher en Orient. Cet homme, pourtant si fin, m’a débité de vagues formules de réconfort, trop banales pour tromper personne ; il sait combien je hais ce genre d’imposture, mais on n’a pas impunément exercé la médecine pendant plus de trente ans. Je pardonne à ce bon serviteur cette tentative pour me cacher ma mort. Hermogène est savant ; il est même sage ; sa probité est bien supérieure à celle d’un vulgaire médecin de cour. J’aurai pour lot d’être le plus soigné des malades. Mais nul ne peut dépasser les limités prescrites ; mes jambes enflées ne me soutiennent plus pendant les longues cérémonies romaines ; je suffoque ; et j’ai soixante ans.

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

 

Dans les romans de Milan Kundera, la ponctuation est essentielle en ce qu’elle soutient le rythme et le style tout en révélant les états d’âme de ses personnages. Il se raconte que l’auteur se serait séparé de son éditeur pour une histoire de point-virgule transformé en point sans son accord. En permettant aux sentiments de circuler ensemble, de se bousculer et de s’harmoniser dans une phrase comme ils le feraient dans un esprit, le point-virgule nous fait épouser le célèbre flux de conscience des romans de Virginia Woolf. Un exemple ici avec un extrait de Mrs Dalloway (traduction de Marie-Claire Pasquier) :

 

Il ne faisait jamais de cadeau à Clarissa, sauf un bracelet deux ou trois ans auparavant, qui n'avait pas eu de succès. Elle ne le portait jamais. Il eut de la peine en se rappelant qu'elle ne le portait jamais. 

[...]

Mais il voulait rentrer en apportant quelque chose. Des fleurs ? Oui, des fleurs puisqu'il ne pouvait pas se fier à son goût en matière d'or ; des fleurs en quantité, des roses, des orchidées, pour fêter ce qui était, si l'on y songe, un événement ; ce qu'il avait ressenti pour elle lorsqu'on avait parlé de Peter Walsh au déjeuner ; ce sentiment dont ils n'avaient jamais parlé ; depuis des années ils n'en avaient jamais parlé ; ce qui, pensa-t-il en rassemblant ses roses rouges et blanches, (un gros bouquet dans du papier de soie) était la plus grande erreur du monde. Vient un jour où on ne peut plus le dire ; on devient trop timide pour le dire, pensa-t-il, empochant ses piécettes de monnaie, et il partit, son gros bouquet contre lui, vers Westminster, lui dire tout net (quoi qu'elle puisse penser de lui), en tendant ses fleurs : « Je vous aime ». Pourquoi pas ? C'était vraiment un miracle, si l'on songeait à la guerre et à ces millions de pauvres diables, qui avaient la vie devant eux, fauchés tous ensemble et déjà à moitié oubliés ; c'était un miracle. Il traversait Londres pour dire carrément à Clarissa qu'il l'aimait. Ce qu'on ne dit jamais, pensa-t-il. En partie par paresse ; en partie par timidité.

 

De même chez Marcel Proust, les points-virgules articulent La Recherche et accompagnent le mouvement d’expansion de la phrase, lui donne le souffle long sans retirer l’unité de la pensée. À tous ceux qui tiennent Proust pour illisible, laissez-vous porter par la respiration de la phrase proustienne.

 

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors ». Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé.

  

Dans son usage le plus répandu, le point-virgule sert à séparer les éléments d’une énumération, énumération qui se termine par un point. Comme dans cet exemple tiré de mon avis de lecture sur Les petits personnages de Marie Sizun :

 

En quelque trente tableaux, de l’art médiéval au XXe siècle, de la France à la Suisse, du Danemark à l’Autriche, de l’Irlande à la République tchèque ; certains de peintres unanimement reconnus (Félix Vallotton ; Albert Marquet ; Claude Monet ; Édouard Vuillard ; Gustave Caillebotte ; Berthe Morisot ; Vilhem Hammershøi…), d’autres d’artistes plus confidentiels (Norman Garstin ; Charles Cottet ; Tavík František Šimon ; Louis-Marie Désiré-Lucas ; René-Xavier Prinet ; Albert Baertsoen ; Guillaume Vogels ; Emile Claus, Koloman Moser…), Marie Sizun a choisi de s’intéresser aux petits personnages que le peintre a fait figurer sur sa toile.

 

Dans son usage le moins littéraire, il sert à fabriquer des émoticônes qui suggèrent la forme d’un visage exprimant la complicité ;-) ; l’absence d’intérêt =; ; les larmes ;-( , etc. Comme quoi, il peut aussi être un p'tit gars facétieux et pratique ainsi que le supposait Lincoln.

 

Le point-virgule a même été l’objet d’un canular, le 1er avril 2008, fomenté par Alain Rey. L’Élysée lançait une mission pour sauver le point-virgule ! Un canular ma foi très plausible au vu de tous ceux à s’y être faits prendre.

Lors d’une enquête menée en 2012 par la revue suédoise Språktidningen auprès de ses lecteurs pour connaître leur signe de ponctuation préféré, le point-virgule est arrivé bon premier avec pas moins de 10 % d’avance sur tous les autres signes. Je serais curieuse du résultat d’une même enquête en France...

 

Le point-virgule atteste un plaisir de penser.

Jacques Drillon

 

Irremplaçable point-virgule !

Quelques conseils de lectures pour les curieux :

✧ Collectif, L’Histoire de la phrase française : des Serments de Strasbourg aux écritures numériques, directeur de publication Gilles Siouffi, Actes Sud, 2020 ;

✧ Drillon Jacques, Traité de la ponctuation, Gallimard, Coll. Tel n° 177, 1991 ;

✧ Serça Isabelle, Les coutures apparentes de la Recherche. Proust et la ponctuation, Paris, Honoré Champion, Coll. Recherches proustiennes, 2010 ;

✧ Watson Cecelia, The Past, Present, and Future of a Misunderstood Mark, Ecco, 2019.


꧁ Illustration ⩫ François Flameng,  Jean Grolier à l'atelier d'Aldus Manutius, 1891 ꧂ 


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