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Revue Aventures n°1- Printemps 2024, Collectif, Gallimard

 

 

 

 

Revue Aventures n°1 , revue de littérature - Printemps 2024

Directeur de la publication Yannick Haenel

Éditions Gallimard

224 pages

04/04/2024

20 €

La littérature est le contraire de la sagesse.

Yannick Haenel, Je cherche l’Italie

 

Les phrases sont des aventures.

 

Cette phrase de la correspondance entre Gustave Flaubert et Élisa Schlésinger est placée en exergue du numéro inaugural d’une nouvelle venue, éclose au printemps dans notre paysage littéraire : Aventures, Revue de littérature. Dirigée par Yannick Haenel et publiée aux éditions Gallimard, Aventures est en quelque sorte un passage de relais, L’infini précédente revue fondée en 1982 par Philippe Sollers étant morte comme il se doit en 2023 avec son fondateur qui la présentait ainsi :

 

L'Infini repose sur le pari suivant : c'est qu'il y a, qu'il y aura, de plus en plus besoin d'une revue littéraire au temps de l'explosion de l'information et des réseaux de communications multiples. Plus la diversification spectaculaire et publicitaire augmente, et plus le langage concentré, médité, de la littérature peut le traverser en acte. Plus les stéréotypes s'enchaînent, et plus le style même des interventions singulières, les corps, les voix, prennent, paradoxalement, la force de leur démesure. Lisez donc ces textes, là, choisis, dans une publication qui scintille tous les trois mois. Fictions ou essais, sérieux ou fantastiques, purs ou obscènes, ils prennent tout le système à revers, le trouent, le désarticulent. Ils définissent, sans avoir à s'accorder sur un projet commun, une ponctuation radicale, une sorte de nerf hors la loi.

 

Je cite ce passage in extenso parce qu’il dit assez bien ce qui est aussi à l’œuvre avec la revue Aventures qui scintillera, elle, deux fois l’an, au printemps et à l’automne. Son titre, Aventures, a été trouvé, outre dans la correspondance de Flaubert, dans un petit texte de Rainer Maria Rilke sur l’extase érotique, texte dont Olivier Le Lay propose, pour l’occasion, une nouvelle traduction. Le format, inhabituel pour une revue, est celui des livres de la collection blanche de la maison Gallimard ; la préface de Yannick Haenel est à la fois un manifeste et un hommage à l’ami Sollers ; la couverture accueille le sommaire qui se déploie autour du titre central sur fond contrasté ; en 4e de couverture, la liste alphabétique des auteurs participants, ordre qui prévaut aussi à leur apparition dans la revue.

 

Que propose donc ce numéro premier ?

 

Les deux tiers de la revue sont consacrés à une enquête sous la forme de réponses à une question directe et un brin provocatrice : Écrivez-vous des scènes de sexe ?

Sont conviés à écrire un texte court de deux trois pages 65 auteurs contemporains de langue française, 29 femmes et 36 hommes, aussi bien écrivains que poètes. Les invitations lancées par Yannick Haenel affichent quelques reconnaissances disciplinées, beaucoup d’entre eux étant publiés par des maisons qu’il connaît bien. Les uns sont célèbres, voire très célèbres ; les autres sont nettement moins connus (de moi du moins). Au bas de chaque réponse est mentionné le dernier titre paru de son auteur — une excellente idée pour qui souhaiterait prolonger la rencontre, voire partir à la découverte d’auteurs encore jamais lus.

 

Écrivez-vous des scènes de sexe ? Voilà bien une question périlleuse et osée, mais le fait est que le désir ne s’entend pas pour tous pareillement, ne s’écrit pas par tous pareillement, que chaque écrivain (se) pose des limites selon un choix intimement personnel, sur ce sujet-ci plus que sur tout autre. Jusque où aller sans aller trop loin ? Pourquoi ne pas aller trop loin ? Et nous, lecteurs, avons l’impression d’aller voir sous les dessous de la création, de remonter à l’origine de l’intention, ce qui est peut-être — sans doute ? — l’intérêt premier des textes proposés.

Certains auteurs préfèrent répondre par l’esquive — Marie-Hélène Lafon décoche un Je ne mange pas de ce pain-là qui ne souffre aucune discussion, mais autorise tout de même quelque développement ! Monica Sabolo juge l’exercice trop difficile et la nuance entre vulgarité et mièvrerie trop ténue pour être écrite avec bonheur. D’autres reconnaissent ne s’y plier qu’avec réticence et à la condition que le recours à une scène de sexe fasse nécessité pour l’avancée de la narration. D’autres redoutent se mettre à nu et le regard du lecteur. D’autres regrettent l’usure des mots pour en parler. D’autres encore, à contre-pied, prennent le parti de l’humour tel le texte de François-Henri Désérable ou celui d’Emmanuel Venet qui met en évidence la censure en cours d’écriture quand elle contre la liberté du langage. Je ne résiste pas à vous en livrer le début (je vais m’empresser d’aller lire son dernier titre, Contrefeu, paru aux éditions Verdier) :

 

 

Impossible de parler sexe sans parler censure, donc : celle exercée par l’auteur au moment même de l’écriture, voire bien en amont ; celle exercée a posteriori par les censeurs. À quel moment l’érotisme devient-il pornographie ? On se rappelle l’arrêté pris à l’été 2023 par le ministre de l’Intérieur, qui interdisait la vente aux mineurs de Bien trop petit, paru aux éditions Thierry Magnier dans la collection L’Ardeur, certains passages étant jugés trop pornographiques pour un livre destiné aux adolescents. Son auteur, Manu Causse, figure parmi les contributeurs, aux côtés de Nicolas Mathieu, étonnamment seul auteur à aborder la littérature de genre dans un texte bien senti dont il a le secret.

 

Il n’y a pas d’universalité du désir et la singularité et la diversité des réponses créent une vision synthétique et kaléidoscopique ouvrant à une riche réflexion.

 

Le dernier tiers de la revue accueille des textes plus longs et inédits, Le Rêve [érotique] d’Homère de Pierre Michon, mais aussi un poème de Laura Vazquez et des créations de Valentin Retz, Fanny Lambert, Christophe Manon, Camille Goudeau, Amandine André, entre autres. Ainsi que deux petits textes d’écrivains disparus — la nouvelle traduction de Aventure I et Aventure II de Rilke par Olivier Le Lay dont je parlais en ouverture de ce billet, et Kafka, histoire d’un corps de Frédéric Berthet, mort prématurément un soir de Noël 2003 à 49 ans. Sollers disait de lui qu’il était l’auteur le plus doué de sa génération. Le plus doué ? Je ne saurais dire, mais je vous invite à découvrir deux de ses merveilles, Daimler s’en va et Simple journée d’été, disponibles aux éditions La Table Ronde dans la collection La Petite Vermillon.

 

Des collages photographiques noir et blanc du bureau de Yannick Haenel annoncent chaque changement de partie de cette revue faite avec ambition, désir et passion.

 

Le lieu où l’on est encore en vie, aujourd’hui, [...] ce lieu où chante en nous [...] cette lumière de foudre qui nous ouvre les yeux sur la nature du monde et nous illumine le coeur, c’est la littérature.

 

Une revue résistante, engagée et engageante, fondée sur l’espérance d’une poésie qui s’accomplisse dans la vie même.

 


꧁ Illustration ⩫ Nicolas Poussin, Acis et Galatée, 1627-1628 ꧂


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