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La Barque de Masao, Antoine Choplin, Buchet-Chastel

 

 

 

 

La Barque de Masao

Antoine Choplin

Éditions Buchet-Chastel

208 pages

22/08/2024

19,50 €

Une félicité nouvelle est donnée au cœur qui persiste.

Friedrich Höderlin

 

[Kazue] s’exprimait avec une douceur étonnante, qui donnait aux mots qu’elle prononçait un surcroît de force.

 

Cette phrase, à trouver vers le milieu de La Barque de Masao, me paraît offrir un parfait résumé de ce qu’est le dernier livre d’Antoine Choplin. La force égale et la douceur mélancolique des personnages, comme l’épure de la narration font qu’il en émane une exquise harmonie et un charme mystérieux d’autant plus envoûtant que l’on entre dans le roman — peut-être serait-il plus juste de parler de fable ? — en connivence avec l’auteur, pour peu que l’on veuille bien débarrasser le mot de ses connotations fâcheuses.

 

Voilà l’ouvrier Masao, dans l’ignorance de ce qui va lui tomber dessus.

 

C’est une avance légère que nous avons sur lui. Car nous savons, nous, que pour lui, cette fin de journée ne ressemblera en rien aux autres, aux centaines, aux milliers d’autres qui l’ont précédée. Et de là où nous nous tenons, autant que nous puissions le distinguer, il n’est pas déraisonnable d’imaginer que sa vie en sera drôlement bousculée.

Mais nous n’en sommes pas là.

 

Ce ton de confidence permet à Antoine Choplin de créer un horizon d’attente, nouer d’emblée un lien affectif avec le lecteur et orienter la façon dont sera reçue l’histoire, alors que tout reste encore à lire. Ce fut avec empathie, dans mon cas.

Et d’ailleurs qu’y a-t-il à lire ? 

 

✧ Si l’on s’en tient à la surface : une histoire de mère rêveuse et artiste autodidacte, de solitude, de filiation au moment où une jeune femme réapparaît dans la vie de son père après une éclipse de 14 ans, de ressac des souvenirs, d’heures parfaites mais éphémères, de la mémoire qui contribue à retrouver la vie.

 

Il aurait fallu que tout en reste là. Que tout s’en tienne à ces heures heureuses, parfaites.

 

✧ Si l’on va dans les tréfonds : la culpabilité paternelle, les regrets, l’épaisseur du silence et des non-dits, l’hypothétique pardon, et l’art qui ouvre la voie à une possible et miraculeuse réconciliation.

 

L’intrigue est ténue et guère inédite, je ne dirai pas le contraire. Néanmoins, le talent et la subtilité d’Antoine Choplin immergent le lecteur dans un univers flottant et insaisissable.

 

Peut-être qu’ils [les artistes] te parleraient d’un désir d’attraper quelque chose d’insaisissable. Quelque chose de l’instant.

 

La concision de sa langue exalte les sensations, et la beauté naît de cette maîtrise formelle remarquable qui peu à peu organise les souvenirs quand ils refont surface pour réparer la relation entre un père et sa fille qu’un drame a tenus longtemps éloignés.

 

Après avoir vécu mille vies — apprenti charpentier, gardien du phare d’Ogijima, dépollueur —, Masao est devenu ouvrier rectifieur ; un travail monotone qui lui convient. Sa journée terminée, il s’apprête à quitter l’île de Naoshima par le ferry pour regagner son petit appartement. À quoi reconnaît-il Harumi venue l’attendre dans la lumière d’une fin d’après-midi d’octobre ? Voilà plus d’une décennie qu’elle est partie vivre avec ses grands-parents maternels à Kyoto après la nuit terrible qu’elle passât au phare avec son père. Leurs retrouvailles pourraient être empreintes de rancœur, étonnamment il n’en est rien. Elles sont maladroites dans leurs balbutiements certes, mais toujours tendres et respectueuses. 

 

Elle lui a proposé de prendre le thé mais Masao a préféré attraper le premier ferry pour rentrer chez lui.

꧁ Musée d'art de Teshima, architecte Ryue Nishizawa, ©Noboru Morikawa꧂
꧁ Musée d'art de Teshima, architecte Ryue Nishizawa, ©Noboru Morikawa꧂

Peut-être Harumi perçoit-elle que son père est un homme juste et bon, humble et droit ?

Peut-être qu’en sa qualité d’architecte oeuvrant à la construction du musée de Teshima pressent-elle que, quand bien même tous deux ne sont pas du même monde, elle a beaucoup en commun avec celui qui a passé deux années à construire non un musée mais une barque — symboliquement pour qu’elle le maintienne à flot au moment le plus tragique de sa vie ? La barque croupit dans un hangar et Masao vient de se décider à la restaurer, de lui donner une nouvelle vie. Sauver la barque comme elle l’a sauvé jadis ? pour qu’elle le sauve encore ?

Les mots sont bien trop rares pour avancer des réponses sûres. Et pourtant, des réponses à l’énigme maternelle c’est bien ce que Harumi est venue chercher : 

 

Tu me parleras de ma mère, hein ?

 

꧁ Musée d'art de Chichu, architecte Tadao Ando, Les Nymphéas de Monet, ©Naoya Hatakeyama ꧂
꧁ Musée d'art de Chichu, architecte Tadao Ando, Les Nymphéas de Monet, ©Naoya Hatakeyama ꧂

 

 

Le silence est un travail d’oubli et l’art, possédant son propre langage, n’a pas besoin de recourir aux mots pour produire son effet cathartique. Père et fille vont se rapprocher et enfin parler de l’absente, sous la protection d’œuvres artistiques — les Nymphéas de Monet au musée de Chichu ou l’œuvre unique de Rei Naito pour laquelle a été spécialement imaginé le musée de Teshima.

Kazue était une femme évanescente, une solitaire qui disparaissait sans prévenir, une artiste à la patience infinie, capable de consacrer de longs mois à recouvrir le sol d’une mosaïque de galets, à confectionner des kimonos-fantômes à partir d’une myriade de minuscules grains de riz. Il faudrait que cette mère ne soit pas emportée définitivement par le silence, et pour cela les souvenirs, même inconfortables, ne doivent pas être tus.

 

J’ai pensé à Kazue.

Mais tu vois, Harumi, j’ai pensé à elle d’une autre façon, cette fois-là. […] je crois bien que c’est grâce à la lune, et à cette nouvelle peau qu’elle a soudain donnée à la surface de la mer. Tellement différente du mur sinistre derrière lequel Kazue avait disparu. Et contre lequel je n’avais cessé de me fracasser le front. Cette eau-là, sous l’éclat de la lune, ça ressemblait plus à une robe, pour elle. […] Et, pour moi, ça dessinait une route. Et, peut-être, pour nous deux ensemble, une sorte de lisière. C’est un bel endroit pour se retrouver, la lisière, n’est-ce pas Harumi.

 

Tout le roman d’Antoine Choplin est écrit en équilibre, posé délicatement à la lisière, entre îles et mer, drame et félicité, passé et présent, silence et parole qui enfin advient. Et une barque pour faire le lien et aider un père et sa fille à retrouver leur part manquante.

Un roman superbement singulier, inoubliable dans ses dernières pages.


꧁ Illustration ⩫ ©Balthazart Studio, Promenade en barque ꧂


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