Quel intérêt y a-t-il à publier une critique négative sur un livre ?
Pour celui qui l’écrit, pour celui qui la lit, n’est-ce pas une perte de temps ?
Pourquoi ne pas se contenter de refermer le livre au bout d’une centaine de pages, le reposer, l’oublier et n’en plus parler ?
Beaucoup font ce choix-là, et il est respectable, bien sûr. Pour autant, s’il est évidemment plus consensuel de trouver toutes les qualités à un roman et taire ses défauts, il est tout aussi respectable de publier un avis de lecture négatif. Ouvrir un livre contient toujours une promesse, un espoir, et l’enthousiasme comme la déception doivent pouvoir être dits de manière simple, polie et argumentée.
❝Trouvez des gens qui vous lisent et qui n’ont pas peur de vous dire la vérité.❞
Bernard Werber
Le critique littéraire n’est plus comme par le passé un faiseur ou un fossoyeur d’idoles — Sainte-Beuve (1804-1889) ou Thibaudet (1874-1936) ne sont plus et personne ne semble avoir repris le flambeau. Au vrai, on assiste depuis quelques années à la disparition de la critique littéraire — celle qui souvent égratignait refusant la complaisance — au profit d’une critique journalistique, espèce de bavardage bienveillant et informatif qui, sauf exception notoire, ne veut fâcher personne.
❝Pour résumer, le critique traite le livre comme une oeuvre d'art ; le chroniqueur le traite comme un évènement ; le journaliste culturel le traite comme une information.❞
Arnaud Viviant
Depuis quelque temps donc, le critique s’efface devant le chroniqueur ; le monde du livre, devant le marché du livre. Et pourtant, positive ou négative, la critique est importante et constructive dès lors qu’elle ne se borne pas à n’être qu’un jugement calamiteux à l’emporte-pièce.
❝On ne sait s’il y a une crise de la littérature, mais il crève les yeux qu’il existe une crise du jugement littéraire.❞
Julien Gracq
Un exemple des changements à l’œuvre ?
Lors de la refonte du Magazine littéraire en Nouveau Magazine littéraire en 2017 avant sa revente à Lire Magazine en 2020, les lecteurs ont eu la surprise de trouver un encart qui les avertissait que dorénavant seules des recensions positives seraient publiées, la revue n’ayant plus la place de critiquer tous les livres — c’est indiscutable —, a fortiori ceux qui n’avaient pas convaincu — ça l’est moins. Il ne faut pas être grand clerc pour savoir que lorsqu’on dirige une revue, mieux vaut ne se mettre personne à dos, ne serait-ce que pour des raisons comptables et des perspectives financières. Cela sous-entend qu’il arrive que la parole puisse être contrainte et l’avis, frelaté, quand il n’est pas le résultat de fricotages (comme peuvent l’être les attributions de prix littéraires). Il n’y a pas loin de la bienveillance à la flatterie et de la flatterie à la complaisance.
❝Pourquoi donc le fait de signaler les œuvres de qualité empêcherait-il de désigner clairement les mauvaises ? Jamais les librairies n'ont été si encombrées d'une masse toujours mouvante de fiction. Il faut donner des raisons de choisir. Ce devoir est devenu d'autant plus impératif que les produits sont frelatés. Des lecteurs de bonne foi lisent ces textes et se convainquent que la vraie littérature est celle-là. Or une chose écrite n'est pas bonne à lire par le seul fait qu'elle est écrite, comme tendaient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre.❞
Pierre Jourde
Idéalement, le critique ne devrait pas chercher à faire vendre des livres. Au contraire du libraire, ce n’est pas là sa mission. Pour Raphaëlle Leyris, journaliste au Monde des Livres, ❝Le travail du critique littéraire n'est pas de jouer l'agent de réassurance narcissique pour écrivains.❞ Cassant, mais exact.
Nul ne sait jamais exactement comment seront perçus ses dires, ni comment seront interprétées ses intentions, et les écrivains moins que d’autres — pas plus que moi qui écris ici. Du fait même de la publication, c’est-à-dire le rendu public, leurs écrits sont largement diffusés et donc diversement appréciés et commentés.
C’est le contrat tacite, si je puis dire.
Cela dit, il n’est pas question, bien sûr, de dézinguer un auteur, de mettre en doute sa légitimité à écrire, de traiter son œuvre avec mépris. Bref, de les massacrer, lui et son livre. Mais cela n’empêche pas de s’interroger : pourquoi se censurer ? pourquoi s’interdire de documenter sa déconvenue ?
❝Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur❞, écrit Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro. ❝C’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde❞, fait dire Molière à Alceste dans Le Misanthrope. Et c’est mésestimer l’importance de la critique négative, ne serait-ce que parce qu’en offrant un contrepoint aux avis louangeurs, elle les légitime. Parce que négative ne veut pas dire stérile. Les sites de partage littéraire n’ont toute leur raison d’être que si tous les avis s’y expriment ; seule solution à même de donner une appréciation générale au plus juste du livre. Un livre qui ne récolte que des commentaires dithyrambiques comme un blog qui n’affiche que des billets 5 étoiles sont, dans mon cas du moins, frappés du sceau du soupçon.
Babelio, mais aussi NetGalley, Lecteurs.com, etc., les blogs littéraires, les petits mots des libraires, les blurbs d’écrivains en vue qui ceignent les livres d’autres écrivains, etc. depuis de nombreuses années, la critique déborde du cadre qui était jusqu’alors le sien. Tout cela, quel que soit le format, est de la critique, de la critique qui reste une appréciation, positive, mitigée ou négative, objectivement subjective avec son adret et son ubac, et pour avoir du sens, elle se doit d’être discursive, constructive, sans virer au règlement de compte ni à la méchanceté gratuite la plus crasse — est-il besoin de le préciser ? — qui n’apprend rien parce qu’elle ne dit rien du texte.
❝La liberté de la critique suppose qu’on lise et parle du livre, pas qu’on règle des comptes avec un homme avec mépris.❞
Josyane Savigneau, Le Monde des Livres
La critique ne doit pas être un exutoire hargneux ni une campagne de dénigrement, pas plus qu’elle ne doit manquer de tempérament comme le souhaitait Baudelaire.
❝L’idée même de polémique suscite une profonde résistance chez beaucoup de gens. Celui qui s’y livre est toujours soupçonné de céder à l’envie. La jalousie serait un peu la maladie professionnelle du critique. Elle constitue en tout cas un argument commode pour éviter de répondre sur le fond à ces jugements, à la manière de ces dictatures toujours prêtes à accuser ceux qui critiquent le régime de complot contre la patrie.
Plus sérieusement, on estime en général qu’une critique négative est du temps perdu. Il conviendrait de ne parler que des textes qui en valent la peine. Cette idée, indéfiniment ressassée, tout en donnant bonne conscience, masque souvent deux comportements : soit, tout bonnement, l’ordinaire lâcheté d’un monde intellectuel où l’on préfère éviter les ennuis, où l’on ne prend de risques que si l’on en attend un quelconque bénéfice, où dire du bien peut rapporter beaucoup, et dire du mal, guère ; soit le refus de toute attaque portée à une œuvre littéraire, comme si, quelle que soit sa qualité, elle était à protéger en tant qu’objet culturel ; le fait qu’on ne puisse pas toucher à un livre illustre la pensée gélatineuse contemporaine : tout est sympathique. Le consentement mou se substitue à la passion. Ne parler que des bonnes choses ? Cela ressemble à une attitude noble, généreuse, raisonnable. Mais quelle crédibilité, quelle valeur peut avoir une critique qui se confond avec un dithyrambe universel ? Si tout est positif, plus rien ne l’est.❞
Pierre Jourde
Va pour la polémique qui ❝doit être pleine de courtoisie même avec ses ennemis les plus acharnés❞, confiait Armand Barbès à George Sand dans sa lettre du 15 septembre 1850.
J’ai fait le choix de publier mes avis, positifs, tièdes ou négatifs, à la fois dans le respect de l’auteur et par devoir d’honnêteté envers ceux qui me lisent. Peut-être est-ce présomptueux de ma part, mais je tiens que mon avis, quel qu’il soit, vaut la peine d’être exprimé et qu’il n’est pas du temps perdu. Cela dit, je prends toujours soin d’expliquer ce qui a fait sens ou m’a plu ; à l’inverse, s’il m’arrive d’écrire des avis à contre-courant du mainstream — et je me suis sentie parfois terriblement seule ! —, je dis, le plus humblement possible, pourquoi tel livre a échoué à me convaincre, pourquoi je suis restée extérieure à la narration, pourquoi sa lecture a été un franc décrochage, voire une souffrance et un ennui abyssaux, et les réserves émises sont là pour aider ceux qui me lisent à décider si ce livre-là pourrait malgré tout leur convenir. Parce que le but n’est évidemment pas de rebuter d’éventuels lecteurs. Bien au contraire, tant j’apprécie de lire des avis moins policés, à contre-grain, en contradiction avec les miens. J’y trouve toujours matière à réflexion et des pistes pour comprendre pourquoi ce roman qui m’a tant emballée n’a été que peu apprécié, pourquoi cet autre qui m’est tombé des mains a ses lecteurs conquis. Ce qui est fructueux, c’est la richesse de la réflexion, la controverse féconde, c’est apprécier comment la subjectivité exprimée dans une critique peut s’accorder avec la mienne, ou pas. Mais pour que cela soit possible, encore faut-il que ces avis soient rendus accessibles !
Et toujours garder à l’esprit que nos opinions sont fluctuantes au cours du temps et nos sensibilités, mouvantes et que s’il est souhaitable de donner son ressenti quel qu’il soit, il est malvenu d’en faire un jugement de valeur ou, pire, un camouflet à une époque où il y a presque plus d’écrivains que de lecteurs.
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Références des auteurs cités :
✧ Le mesuré Julien Gracq, La Littérature à l’estomac, José Corti, 1950 ;
✧ L’artilleur Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, L’Esprit des péninsules, 2002 / Pocket, 2003 ;
✧ L’irrévérencieusement érudit Arnaud Viviant, Cantique de la critique, La Fabrique, 2021.
꧁ Illustration ⩫ Giovanni Boldini, Comte Robert de Montesquiou, 1897 ꧂
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