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La Vie ou presque, Xabi Molia, Seuil

 

 

 

 

La Vie ou presque

Xabi Molia

Éditions du Seuil

240 pages

19/08/2024

20 €

Pourquoi écrit-on ? Je me le suis si souvent demandé que je peux répondre facilement. Je crois qu’on écrit pour créer un monde dans lequel on puisse vivre. Je ne pouvais vivre dans aucun des mondes qui m’étaient offerts : celui de mes parents, celui de la guerre, celui de la politique. J’ai dû créer un monde à moi, comme un climat, un pays, une atmosphère, dans lequel je pourrais respirer, régner et me recréer chaque fois que la vie me détruirait. Voilà, je pense, la raison de toute œuvre d’art.

Anaïs Nin, La nouvelle femme, conférence de 1974, in Être une femme et autres essais, traduction de Béatrice Commengé, Le Livre de poche, 2022

 

Tous les trois sont convaincus que la littérature a des pouvoirs considérables. On pourra grâce à elle échapper aux vies réglées d’avance, résister aux assauts de l’ennui et peut-être même aimer davantage le monde.

 

Ils sont trois amis : Idoya et les frères Marcillac, Simon et Paul. Nous les suivons des plages du Pays basque aux pavés parisiens et bien plus loin encore, des années 1990 jusqu’au 2e tiers de notre XXIe siècle. Xabi Molia consacre à chacun d’eux de courts chapitres en alternance et de manière à peu près équitable. Il ne s’agit pourtant pas d’un roman choral où ils se raconteraient tour à tour. L’auteur a fait le pari d’un narrateur visible nulle part mais présent partout. Raconter les destinées de ces trois-là depuis les années 2070 l’autorise à ne laisse planer aucun mystère, à ne nous rien cacher ni de leurs motivations, ni de leurs tâtonnements, ni de leurs pensées — les avouées, les avouables et les autres. 

 

Ils sont trois amis unis par une même passion pour la chose littéraire, la lecture et surtout l’écriture.

Simon, l’aîné des Marcillac, a été un écolier puis un lycéen calme et posé, presque effacé,  à qui tout réussissait et qui réussissait en tout au grand dam de son cadet, Paul, dont les colères dévastatrices et inextinguibles plongeaient les parents dans l’incompréhension. Les rancœurs qui animent les deux frères depuis toujours, la haine féroce et la jalousie maladive que Paul voue à son aîné cèdent bientôt et pour un temps seulement devant la liberté et l’originalité d’Idoya Bosz-Vidal, leur voisine. C’est autour de la chose écrite que naît la complicité et se noue le destin de ces trois-là, émouvants et fragiles, déterminés à vivre par et pour la littérature. 

 

Que peuvent la littérature et l’écriture ?

Simon espère qu’elles l’aideront à mieux supporter la vie, sans se bercer d’illusions pour autant :

 

Simon assemble des phrases mais elles ne coïncident pas. Il sait maintenant que l’écriture est un effort toujours inabouti ; les bons écrivains, il l’a lu plusieurs fois, sont ceux qui échouent juste un peu mieux que les autres.

 

Paul, qu’elles lui permettront de se découvrir tout en se révélant enfin au monde : 

 

Il croyait qu'écrire un livre, c'était peindre un autoportrait, établir entre le langage et soi un rapport si intime que chaque phrase ferait entendre sa voix et le révélerait.

 

Quant à Idoya, elle est en quête d’un absolu littéraire, une quête aussi obsessionnelle et exaltée que vaine puisque l’œuvre parfaite n’existe pas — à part peut-être Les Choses de Perec qu’elle tient pour le livre idéal :

 

Il me plait d'être une autrice sans œuvre ni trace durable, dont l'insignifiance est une soustraction, l'évitement d'un commerce où je n'ai jamais voulu figurer et que je regarde comme une lutte malpropre pour la reconnaissance et la domination.

 

Quels que soient les cahots d’une vie émaillée de nombreuses querelles et trahisons — l’auteur inscrit la rivalité des frères Marcillac jusque dans le titre de leurs romans, Plutôt la foudre pour Simon vs Beau temps dehors pour Paul —, quels que soient les doutes, les amères désillusions comme les éclatantes réussites, les romans encensés et primés ou abandonnés, perdus, commencés et jamais terminés, aucun des trois ne songera durablement à renoncer quand bien même il faut y sacrifier une vie de famille, ses enfants, des amitiés, une certaine forme de quiétude et la sécurité du lendemain. On les regarde tracer leur sillon, se colleter bon an mal an avec les mots, avec une certaine idée de la vie dans, par et pour les mots.

 

La Vie ou presque raconte trois destins et brosse, de l’adolescence à la vieillesse, autant de facettes de l’écrivain – celui qui a connu la fulgurance d’un succès aussi vite apparu qu’oublié et dû redessiner sa trajectoire en conséquence ; celui qui, avant de se voir récompensé, a connu la mortification de l’échec et ressenti la morsure de l’injustice ; celle qui rêve du livre parfait, le livre qui dirait tout de la vie ou presque, le livre dont Elle voudrait que chaque phrase soit une œuvre, chaque page un triomphe, et que chaque détail, même le plus négligeable, y tienne lui de rouage, que tout s'ajuste comme dans le mécanisme d'une boite à musique , et s’égare dans la quête labyrinthique d’un idéal littéraire par définition inaccessible. Ne craignez pas la perfection, vous ne l’atteindrez jamais, ironisait à demi Dalí.

 

Jamais elle ne commence à rédiger ce texte, ni d'ailleurs aucun autre. Ses carnets, elle l'a compris depuis longtemps, sont des déversoirs à idées, une vaste décharge littéraire, et elle se félicite à part soi de ne rien ajouter à la montagne toujours plus haute des livres superflus. Alors qu'on demande à tous des efforts de sobriété, c'est, veut-elle croire, sa manière d'être utile à son époque.

 

Les nombreuses tentatives avortées de la désarmante Idoya m’ont fait penser au Grand Roman auquel Dostoïevski disait travailler et qu’il n’a jamais terminé, sorte d’Arlésienne littéraire n’ayant peut-être même jamais existé ailleurs que dans les intentions de l’auteur russe.

 

Une obsession, une seule obsession, tenace, infatigable, une obsession profonde, insistante, incurable : c’est avec ça qu’on fait un écrivain — ou un fou.

Christian Bobin, Autoportrait au radiateur

 

Si j’ai été sensible à la construction de ce roman qui articule impeccablement vie et littérature, à sa valeur quasi-documentaire qui s’écrit sans dialogue, j’ai été moins convaincue quand il s’est aventuré au-delà de notre époque. IA, création littéraire assistée, montée de l’extrême-droite, changement climatique, pandémie… était-il besoin de nous transporter jusqu’en 2070 pour introduire rien de plus que ce qui est d’ores et déjà à l’œuvre sous nos yeux inquiets ? À quoi bon pousser les limites temporelles si ce n’est pas pour pousser en mêmes proportions la réflexion ?

 

Le dernier travail qui restera probablement consistera à écrire un logiciel d’intelligence artificielle. Ensuite, l’intelligence artificielle finira par écrire son propre logiciel.

Elon Musk, Conférence mondiale sur l'intelligence artificielle, Shanghai, 2019

 

Que restera-t-il de l’humain ? La littérature sera-t-elle la part aveugle de l’IA ?

Restera-t-il de véritables auteurs ? de véritables lecteurs ?

Telles sont les questions cruciales pour la création littéraire qui se profilent dans la dernière partie du roman.

 

In fine, Simon, Paul et Idoya auront échappé à une vie réglée d’avance, résisté à l’ennui, mais la littérature aura-t-elle eu le pouvoir considérable de leur faire aimer davantage le monde ? Les histoires inventées leur auront-elles permis d’y voir plus clair dans les histoires vraies ?

Une réponse, peut-être...

 

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir.

Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927

 


꧁ Illustration ⩫ Détail de la couverture ©Fan Xia Nuo ꧂


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