Les Vérités parallèles
Marie Mangez
Éditions Finitude
256 pages
23/08/2024
20 €
❝Mais la vérité, cher ami, est assommante.❞
Albert Camus, La Chute
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❝Il n’a pas le choix, de toute façon. Être faussaire, c’est tout ce qu’il sait faire. Il ne peut pas savourer le pouvoir de ses mots, céder — parfois — à la douce griserie de savoir les personnages exister dans l’esprit de quelques milliers de lecteurs, de savoir que pour ces lecteurs, la matière qui jaillit de sa tête devient réalité.
Arnaud tient entre ses doigts ce pouvoir vertigineux : celui de transformer le réel, de créer des vérités parallèles. Mais ce pouvoir a un prix. Et la réalité, hélas, se charge de ne jamais le laisser oublier.❞
Un drame en trois actes — Gravir, Basculer, S’évaporer — pour un scandale retentissant, largement inspiré de l’affaire qui secoua Der Spiegel, journal allemand de renom, à la fin de l’année 2018. Si Marie Mangez reprend la trame de l’ascension et de la chute de Claas Relotius, journaliste star de l’hebdomadaire le plus diffusé en Allemagne, si elle place son personnage dans des situations souvent en tous points similaires (mêmes destinations, mêmes falsifications), Les Vérités parallèles, son 2e roman, n’est pas pour autant une redite qui se contenterait de réécrire l’histoire de Claas Relotius. Marie Mangez ne pèche pas par ce qu’elle dénonce ! Elle s’attache en effet à brosser un portrait psychologique fouillé d’Arnaud Daguerre, grand reporter au Miroir et personnage complexe, tout en interrogeant l’intégrité journalistique, la ligne rouge entre journalisme et littérature, entre réel et fiction, que certains franchissent quelles qu’aient été leurs réticences premières imposées par la déontologie et la conscience professionnelle.
Qu’est-ce qui a pu pousser cet homme à truquer ses reportages plusieurs années durant ? à laisser son imagination enjoliver ses articles jusqu’à prendre le relais de l’information vérifiée ? à faire croire qu’il allait sur le terrain à la rencontre de personnes (en Syrie, Australie, à Bagdad comme ailleurs) alors qu’il restait enfermé dans sa chambre d’hôtel à créer de toutes pièces des entretiens qu’il n’avait pas menés, à relater par le menu des événements auxquels il était resté étranger ?
De toutes pièces ?
À la réflexion, non. Arnaud Daguerre veille à ce que la part du faux reste indétectable, à ce que le mensonge repose toujours sur une parcelle de vérité, aussi mince soit-elle, de même qu’il s’arrange pour toujours travailler en solitaire, sans témoin. Ainsi l’homme qu’il fait passer pour un banquier en pleine déroute pendant la crise grecque a-t-il bien travaillé dans la banque, mais il n’était qu’un simple employé et n’est autre que le mari de la réceptionniste de l’hôtel dans lequel Arnaud est descendu à Athènes. Son papier sur Julian Assange ? Un assemblage bien travaillé d’éléments piochés dans les articles que des confrères ont publiés dans divers médias étrangers plusieurs années auparavant et que tout le monde semble avoir oubliés. Jusqu’à ce reportage à la frontière américano-mexicaine qui va gripper les rouages de la machine à supercheries. Arnaud se voit obligé de travailler de concert avec Rodrigue Pasero, journaliste de terrain aguerri. Pris de sérieux doutes quant au travail d’Arnaud, Pasero se met à enquêter, découvre des manquements troublants et en informe la direction du Miroir. D’abord incrédules, ils doivent accepter l’évidence : ils se sont fait avoir comme des bleus par Arnaud qu’ils fréquentent depuis des années, jeune homme timide, peu sûr de lui, apparemment bien sous tous rapports, mari aimant et père de deux enfants, journaliste encensé par la profession et récipiendaire du prestigieux prix Albert Londres. Pierre avait bien eu quelques réserves sur lui qui – trop beau pour être vrai – n’avait pas son pareil pour être toujours au bon endroit au bon moment en présence des bonnes personnes, mais pourquoi se montrer soupçonneux quand les articles de ce grand reporter faisaient s’envoler les ventes du Miroir et les vues du site Internet ? Le lectorat semble conquis, et reconnaissons que ce sont aussi les lecteurs qui font la presse.
Les chapitres, datés de 30 octobre 1988 au 16 janvier 2020, racontent l’ascension et la chute d’Arnaud Daguerre, du petit garçon emprunté, lunaire, démuni face à la vie au jeune homme discret se rêvant Kessel, mais n’en ayant ni la fronde ni l’aisance.
❝Lui n’a pas cette aisance, même si, avec les années, il a appris à faire illusion, à se donner l’apparence d’un être courtois et décontracté. Loin est le temps où il passait ses récréations prostré au fond de la cour, attendant qu’une âme charitable vienne lui adresser la parole, tétanisé à l’idée de faire le premier pas dans les eaux troubles des relations humaines. Mais Arnaud sait, à son grand dam, qu’avec tous les efforts du monde, il ne sera jamais comme il rêverait d’être […] comme son idole Kessel, […] un de ces personnages volubiles et tumultueux qui imposent leur présence partout où ils mettent le pied.❞
Si Théodore Agrippa d’Aubigné s’inquiétait dans Les Tragiques (1616) de ❝cet épineux fardeau qu'on nomme vérité❞, Arnaud ploie, lui, sous le fardeau de ses mensonges, terrifié que son imposture soit percée à jour.
❝À chaque article, pourtant, l’angoisse est là, lancinante. À chaque article, Arnaud s’attend à ce que le couperet tombe ; il attend ce moment où on le convoquera, regard glacial, pour pointer du doigt ses inexactitudes, condamner une approximation, une extrapolation, des propos trop librement reformulés, des détails qui ne correspondent pas totalement à la réalité. Mais à chaque fois, à son grand étonnement, ça passe.❞
Arnaud marche sur la corde raide, perd le sommeil, s’enfonce dans ce qui ressemble de plus en plus à de la folie, désormais incapable de faire la part des choses entre réel et imaginaire — Rudy, personnage imaginaire joue à ses côtés le rôle de sa conscience, et on pourra reprocher un manque de finesse dans le procédé. Quand bien même on connaît ses mensonges, le voir ainsi hagard est une souffrance. Marie Mangez nous le rend finalement sympathique ce mystificateur et l’on cherche à comprendre. Qu’est-ce qui a poussé Arnaud à agir ainsi, dans la durée, alors même que ses mensonges rendaient sa vie insupportable ? La peur de l’échec ? une timidité maladive ? un manque de confiance en soi ? son incapacité à aller au contact compensée par son aisance à écrire ? l’envie de plaire et de combler les attentes fortes de ses parents depuis l’enfance, et plus tard de sa belle-famille et de son épouse ?
❝Peut-on être un imposteur sincère ?❞ interroge le bandeau qui ceint le livre. Peut-être, mais ce n’est pas le cas de notre homme dont le nom, Daguerre, est comme un signe.
❝On ne s’appelle pas Daguerre pour rien. […] Arnaud se sent uni par un étrange lien de filiation à ce lointain Louis Daguerre, maître du simulacre avant d’être celui, controversé, de la photographie. […] sa vie de trompe-l’œil trouvait dans ce patronyme son origine et sa justification. Il était voué à en porter l’héritage, celui d’un peintre autant que d’un photographe, consacrant son existence à tenter de créer, par tous les moyens, des artifices de réalité.❞
Ses talents de faussaire remontent à la petite enfance et Arnaud a agi délibérément, avec une méthode bien rodée, répétée à l’identique, pendant des années. Difficile de trouver quelque accent de sincérité dans cette entreprise du mensonge, où la vérité romanesque recouvre le réel, où le journaliste bricole son mentir-vrai, où il reconstruit ce qui lui échappe, comme si la fiction pouvait seule s’approcher de la vérité. Les Vérités parallèles montre comment une histoire inventée suggère mieux qu’une enquête en bonne et due forme ce qui se passe sur le terrain. Peut-être qu’Arnaud n’a jamais été démasqué par les journalistes du Miroir parce que ses fictions s’approchaient davantage de la réalité que l’écriture fidèle des événements, de ce qu’ils voulaient bien voir. C’est intéressant sur ce que cela dit de nous, lecteurs de presse. Et à y réfléchir, c’est bigrement inquiétant alors que fake news et autres infox se multiplient.
Les Vérités parallèles est le récit d’une fuite en avant et d’une tragédie, si bien menée que l’on ne le lâche pas avant d’avoir tourné la dernière page, soucieux que nous sommes de savoir quel avenir attend notre falsificateur... au risque d’être déçus puisque Marie Mangez ne s’éloigne jamais du scandale Claas Relotius/Der Spiegel. Pour ceux qui connaissent l’histoire, l’intérêt est ailleurs. Le ton, par exemple, mélange intelligent de cynisme et d’empathie, contribue à brosser un portrait convaincant et distancié de ce pseudo-journaliste. De même, la manière habile qu’a Marie Mangez d’esquisser la psychopathologie de notre imposteur entretient le doute – Arnaud : faussaire de génie ou menteur ordinaire ? homme ivre de son pouvoir sur les lecteurs ? pris à son propre piège ? Quant à sa sincérité… qu’il me soit permis là aussi de douter.
Je remercie Babelio et les Éditions Finitude pour cet envoi et leur confiance.
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