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Jour de ressac, Maylis de Kerangal, Verticales

 

 

 

 

Jour de ressac

Maylis de Kerangal

Éditions Verticales

248 pages

15/08/2024

21 €

On ne sait jamais la place qu’on occupe dans la vie des gens.

Francis Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit

 

Finalement, il vous dit quelque chose, notre homme ? Nous arrivions à hauteur de Gonfreville-l’Orcher, la raffinerie sortait de terre, indéchiffrable et nébuleuse, façon Gotham City, une autre ville derrière la ville, j’ai baissé ma vitre et inhalé longuement, le nez orienté vers les tours de distillation, vers ce Meccano démentiel. L’étrange puanteur s’engouffrait dans la voiture, mélange d’hydrocarbures, de sel et de poudre. Il m’a intimé de refermer, avant de m’interroger de nouveau, pourquoi avais-je finalement demandé à voir le corps ? C’est que vous y avez repensé, c’est que quelque chose a dû vous revenir.

Oui, j’y avais repensé. Qu’est-ce qu’il s’imaginait. Je n’avais pratiquement fait que penser à ça depuis ce matin, mais y penser avait fini par prendre la forme d’une ville, d’un premier amour, la forme d’un porte-conteneurs.

 

Le Havre, novembre, ses brumes, son humidité glacée. Depuis l’appel de la police pour une affaire vous concernant, le corps de l’homme non identifié, retrouvé sur les enrochements de la plage de la digue Nord a pris toute la place dans la vie de la narratrice au point qu’elle en oublie l’anniversaire de sa fille Maïa, vingt ans. Sur le cadavre, nul effet personnel, seul un ticket du cinéma Le Channel ; au dos, son numéro de téléphone à elle.

 

Jour de ressac est moins un polar qu’un roman de reconnaissance(s).

Tout d’abord, l’évidence : la reconnaissance d’un corps sans vie.

 

J'avais hâte d'être dehors, hâte d'être dans le froid dur, cassant, exfiltrée d'une nuit bousillée par les réveils successifs, réveils où la phrase du flic me revenait aussitôt, ondoyante, récursive, telle une ligne de basse, le corps d'un homme, sur la voie publique, Le Havre.

 

Se pourrait-il que cet homme soit une ancienne connaissance qui aurait noté à la va-vite son numéro dans le but de reprendre contact ? Se pourrait-il que ce soit Craven, son premier amour évaporé du jour au lendemain sans plus jamais donner de nouvelles ni répondre à ses appels malgré les promesses ? Ou serait-ce plus raisonnable d’y voir la victime d’un règlement de comptes dans cette zone portuaire de la ville livrée au narcotrafic ? Mais alors comment expliquer son numéro griffonné sur le ticket ? Vertige...

 

C’est aussi la reconnaissance d’une ville bombardée, reconstruite, quittée à vingt ans et que la narratrice redécouvre près de trente ans plus tard. Le présent se superpose aux souvenirs comme la ville nouvelle s’est superposée à celle qu’en septembre 1944 la RAF a pilonnée plusieurs jours durant pour n’en laisser que des monticules de gravats, des particules de poussières voletant dans la lumière. Deux mille morts. 

 

Le tram glissait le long de l'avenue Foch, il glissait vers la porte Océane, et mes pensées glissaient à même vitesse, le long des façades rigoureuses, épurées, théâtrales, il glissait dans cette grande absence que l'on avait comblée après-guerre par de l'architecture. La luminosité montait à présent dans la rame signalant que le ciel augmentait au-dehors, et dans ce mouvement se propageaient mes interrogations : l'identité de cet homme, sa voix que je n'entendrais jamais, la présence au fond de son jean de mon numéro semblable à une étiquette sur un colis abandonné et, rampante, subreptice, cette hypothèse qui me donnait le vertige quand je la formulais : pouvais-je l'avoir connu ?

 

Il y a, sans doute possible, une dimension archéologique dans le roman de Maylis de Kerangal alors que la narratrice fait le trajet de Paris au Havre, sonde la géographie de la ville nouvelle dessinée par Auguste Perret comme elle met peu à peu au jour les souvenirs de sa vie passée là quand, avec son amie Vanessa, elle allait interroger la mémoire d’une rescapée des bombardements, quand elle allait à la rencontre de Craven en inventant pour ses parents une fumeuse histoire de baby-sitting.

 

Peu à peu, de cette manière tâtonnante et archéologique, les noms reviennent, ils reprennent du service, ils remuent le bourbier : ils relancent la cartographie de la ville fantôme.

 

 ou

 

❝Le passé n’était pas une matière fossile, il évoluait dans le temps, souple, plastique, il évoluait infiniment, il se rechargeait au cours de la vie, le passé restait vivant.❞

 

Et enfin, la reconnaissance de soi. À maints égards, Jour de ressac est un roman introspectif : 24 heures dans la vie d’une femme, qui (s’)écrit à la première personne. Le voyage vers le Havre, vers le lieutenant Zambra qui l’a convoquée, vers ce cadavre qu’elle redoute d’identifier tout en étant curieuse de savoir qui il est, est l’occasion de se laisser submerger par le ressac des souvenirs accumulés dans cette ville à la géométrie grise. 

 

Ceux qui nous rendent visite – souvent ceux qui nous tannaient dès la gare pour voir la mer – ouvrent des yeux ronds comme des billets en découvrant le gris de la ville, celui de l'estuaire et celui de la Manche, celui des façades des immeubles Perret, celui du ciel et des fumées, ce gris général, comme si les lieux avaient été purgés de toutes couleurs quand c'est un gris magique qui les retient toutes et les diffracte, un gris irrésolu, mitigé, hésitant.

 

Une ville de tranchées rectilignes, sans fantaisie, dont pourtant l’oeil photographique de Maylis de Kerangal récite admirablement la poésie de béton.

 

C'est toujours tout droit jusqu'au rivage. La ligne du tramway s'étire de la gare à la plage suivant l’axe historique que le crayon de l'architecte a exhumé des ruines de la guerre. Une perspective créée pour faire croire au rêve d'un horizon marin visible dès la descente du train, provoquer cet appel d'air et de lumière à peine le pied posé sur le quai, quand l'apparition de la mer est ici un événement qui relève de la scénographie — maestria du teasing : elle est la diva que l'on attend, que l'on pressent, que les mouettes annoncent, follettes, gueulardes.

 

Ce que je traverse ici a rendu méconnaissable tout ce que je croyais connaître, écrit Maylis de Kerangal dans Canoës (Verticales, 2021), recueil de nouvelles qui, d’une certaine manière je m’en rends compte à présent que j’essaie de mettre en mots mon ressenti, préfigurait ce roman-ci, dans l’attention portée au personnage de la narratrice, la seule — avec le cadavre — à rester anonyme ; dans le souci constant de garder des traces que l’on ne saurait s’autoriser à effacer ; dans l’importance accordée à la voix et au « je » — la narratrice est doubleuse pour le cinéma et voix pour les livres audio, et l’intelligence artificielle menace son métier.

 

Alors que le temps s’étire et que le roman va lentement vers le point final — mais en est-ce vraiment un ?, je me suis prise à penser que tout ce qui avait trait à la victime de la digue Nord n’avait que peu d’importance parce que, pour Maylis de Kerangal, ce corps sans vie n’était qu’un prétexte. Jour de ressac est un entrelacement d’histoires enfouies et d’autres récentes ; une superposition de couches de souvenirs sédimentés avec leurs fantômes. Si enquête il y a, elle est bien plus intérieure et intime que policière. Cela pourra dérouter, voire décevoir, certains lecteurs que l’incipit aura induits en erreur. Intentionnellement ?

 

Comme toujours avec cette autrice, l’écriture est superbe, avec cet apprêt particulier que j’ai appris à reconnaître et qui invite à la lecture à voix haute ; les discours indirect et direct se mêlent souvent au sein d’un même paragraphe pour épouser le flux de pensées de la narratrice ; les phrases prennent leur temps comme pour se mettre au diapason du lent surgissement du passé, pour restituer l’ambivalence de cette ville que lécriture de Maylis de Kerangal magnifie.

 

Mais la cinégénie prodigieuse du Havre, la mise en scène du regard à l’échelle d’une ville entière associée à l’esthétique particulière d’un port industriel, cette énergie graphique, tout cela jouait à plein, dopait les imaginaires.

 

Le Havre, ville et extrémité de notre continent tout à la fois ouverte sur le grand large et captive de son passé, lieu de déambulations nostalgiques.

 

Les références cinématographiques ou littéraires foisonnent — Virginia Woolf, entre autres :

 

Il était midi quand je suis montée sur la digue – je voulais faire moi aussi la promenade au phare. Un halo d'humidité flottait sur la jetée, qui s'est évanoui dès que je me suis approchée, la barre devenant alors très réelle, tendue, et rehaussée côté mer d'un muret de béton tel un rab de rempart, si bien que j'entendais les vagues cogner contre la muraille, le boucan du ressac, mais je ne voyais rien. Au loin, le phare projetait son désœuvrement sur l'avant-port, fou et solitaire, résigné à attendre le soir pour émettre sa signature lumineuse : un éclat rouge toutes les cinq secondes visible à vingt et un milles nautiques. Le battement cardiaque de la nuit portuaire.

 

de même, hélas, que les digressions qui, pour beaucoup, sont de l’ordre du parasitage et ont failli me perdre. Ces références que je qualifierai de commande aux sujets de société du moment (les migrants, les réfugiés ukrainiens, la traversée de la Manche vers le Royaume-Uni, lIA, etc.) étaient-elles bien utiles au développement du roman ? Ce passage obligé, dont je doute que la pertinence fasse ici sens avec l’histoire de ce Jour de ressac, vague de mémoire qui emporte les êtres comme les souvenirs pour les redéposer sur l’estran, est le seul reproche que je ferai à ce roman séduisant.

 

Jour de ressac a reçu le Prix Patrimoine 2024.


꧁ Illustration ⩫ ©Hervé Sentucq ꧂


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