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Seize lacs et une seule mer, Sébastien Berlendis, Actes Sud

 

 

 

 

Seize lacs et une seule mer

Sébastien Berlendis

Éditions Actes Sud, Coll. Un endroit où aller

144 pages

06/10/2021

17,50 €

 

J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amours.

Valery Larbaud, Les Poésies de A.O. Barnabooth - Europe

 

Ciel enfin bleu, le soleil donnera tout son éclat jusqu’à la fin du jour, je peux goûter l’eau du Müggelsee, marcher sur l’étrange dalle de pierre, m’enfoncer dans un sable doux et mou. Cette douceur, la forme, la superficie du lac, sa largeur, le vert des collines qui l’encerclent, je ferme les yeux et mon esprit divague vers d’autres lacs, ceux de Savoie, celui d’Aiguebelette, le préféré de Louise, le mien aussi.

 

Lire un roman de Sébastien Berlendis, c’est s’abandonner à une sensuelle mélancolie et une douce indolence ; accepter d’être déplacé de lieu et de temps, et apprécier la compagnie avec laquelle on partage l’instant. C’est prêter l’oreille à sa voix calme et posée quand il nous raconte sa vie par fragments comme autant de brefs éclats aussi saisissants qu’envoutants. C’est comprendre que même si le je comme dans ses livres précédents lui ressemble furieusement, il faut se garder d’en déduire qu’il s’est égaré dans l’autofiction. Non, il n’est pas question de cela ; j’aime mieux  y voir un auteur qui se raconte en passant par le biais de la fiction littéraire, y agrège ses pensées, ses émotions, des images, des souvenirs, des obsessions aussi, en les faisant coexister en un moment particulier, en nous les faisant ressentir et, partant, en les rendant un peu nôtres.

 

J’ai retrouvé dans Seize lacs et une seule mer paru à l’automne 2021 aux éditions Actes Sud dans l’épatante collection Un endroit où aller ce qui me séduit tant chez Sébastien Berlendis. Je pourrais citer pêle-mêle son intelligence à parler des premières fois ; son attrait pour certains lieux — les bâtiments riches d’histoire(s) — l’emblématique café Sybille, vestige de l’ex-Berlin-Est sur la vaste Karl Marx Allee — ou les belles endormies à l’émouvante décrépitude — la salle de bal Riviera du Langer See dont les pièces à l’abandon et les photographies accrochées aux murs retiennent encore un peu la mémoire de la splendeur passée ; sa préférence pour certains paysages (les bords d’eau) ; son attirance pour les femmes au charme trouble dont les émanations fantomatiques — silhouettes sur des photographies, réflexions sur le miroir d’un lac ou apparitions derrière le voile vaporeux d’une fenêtre — se tiennent comme au bord d’un demi-éveil.

Mais au vrai, je soupçonne que je lui jalouse avant tout ce que je tiens pour précieux, à savoir un talent à révéler avec justesse et douceur le passage du temps, la mémoire d’un lieu, ce qui s’en va et dont on aimerait retenir une trace sans en abîmer la fragilité.

 

Une trace, c’est précisément ce que trouve sans l’avoir cherchée le narrateur venu, avec Rolleiflex et carnets, passer l’été à Berlin dans l’appartement mis à sa disposition par Nikolas. On a le hasard qu’on mérite, dit-on, et le hasard de ses pas l’a porté chez un brocanteur ; il y a déniché deux enveloppes à soufflet brun contenant une vieille correspondance, des images éparpillées en noir et blanc intact, cadrées avec justesse, comme des plans de cinéma ainsi que deux films Super 8 plus récents. Images et films révèlent deux jeunes femmes à presque cent ans d’écart. Gisele Helm photographiée à la fin des années 1920 et Inna Helm filmée aux abords de six lacs berlinois en 2016.

 

[…] à une seule reprise, elle tourne la tête, le dévoilement de son visage dure à peine une seconde. J’arrête la bande six fois, je note le nom des lacs, je photographie le visage d’Inna et ses poses immobiles.

 

Aller chercher l’histoire derrière les photographies et les films.

Parce que photographies et films survivent à l’instant et aux personnes qu’ils ont immortalisés, parce que les coïncidences font remonter un passé pas si lointain hanté par le souvenir d’une autre jeune femme, voilà le narrateur lancé sur les traces d’Inna Helm dont il reproduit scrupuleusement l’itinéraire, de lac en lac. Plonger chaque jour dans un lac différent est pour lui une manière de nourrir son sentiment d’appartenance, de se lier à un lieu, le temps d’un été, d’éprouver son corps et ses sensations, d’en frôler d’autres. D’aller chercher l’histoire que ses trouvailles chez le brocanteur racontent.

 

Les corps nus et vêtus se mélangent dans le calme et la douceur caractéristiques des lacs berlinois. Amoureux des bords de mer varois, des rivages italiens, cette tranquillité, au départ me désarçonnait — comment dorénavant pourrais-je m’en priver.

 

Seize lacs et une seule mer est une (en)quête : celle, avouée, de la femme du film dont il a découvert l’adresse — 72 Görlitzer Straße — et sous les fenêtres de laquelle il fait le guet à la nuit tombée dans l’espoir de l’apercevoir—, et celle de Louise, son amour de jadis,

 

Ce que nous préférions, c’était la plage, la pelouse, le ponton de l’hôtel, étaler le drap jaune, les fruits, le pique-nique, nos livres sous les aulnes et plus encore nager dans les eaux claires et chaudes du lac.

 

amour dont on craint de comprendre comment il a pris fin.

 

Des femmes bien réelles, d’autres fantomatiques, d’autres encore tenant de l’apparition ou de la légende. 

✦ Inna Helm dans sa robe longue, chemise de garçon aux manches retroussées, pieds nus,  à Berlin ;

✦ Louise, sa robe noire, son dos nu, ses lèvres rouge vermeil❞ à la terrasse du Bérénice à Châtel-Guyon ; 

✦ la jeune fille dont la légende raconte qu’elle s’est noyée et repose depuis au fond du Teufelsee (le lac du diable) ;

✦ cette silhouette croisée par hasard droite et élancée, jupe longue bleue, débardeur blanc, cheveux noirs, coupe à la garçonne, elle marche seule, pieds nus, les sandales à la main, sur le chemin en bois qui prolonge les marches du strandbad. Elle pose ses affaires à cinq mètres de moi, une chaise-cabine, deux adolescentes occupées par leur livre nous séparent qui intrigue suffisamment le narrateur pour que jusqu'à la fin du jour, [s]es yeux d'abord, [s]es pas ensuite, ne la quitte[ro]nt plus ; 

✦ et enfin Leyla, cinéaste syrienne, qui apparaît et s’évanouit selon son humeur comment nommer ce lien qui se crée avec Leyla, un lien qui disparaît chez l’un comme chez l’autre aussitôt que notre vie nous rattrapeLeyla avec qui il ira vers la seule mer du titre, la Baltique et son rivage de sable blanc.

 

Chez Sébastien Berlendis, le temps ne se capture pas, il est évoqué ; il ne se mesure pas en heures/minutes/secondes, mais en instants, chacun d’eux baigné de la chaude lumière d’août devient une petite éternité. Le trouble s’installe et la promenade labyrinthique au cœur de la forêt de Grunewald offre une métaphore à l’errance du narrateur quand il ondoie entre deux eaux, le passé et le présent, le réel et le fantasme, dans un entrelacs de souvenirs et de conjectures. Le Rolleiflex se déclenche, impressionne la pellicule et y fixe l’instant, le lieu et les personnes. Une trace. Une histoire.

 

Une photographie, c’est un fragment de temps qui ne reviendra pas.

Martine Franck

 

Sébastien Berlendis a une façon unique d’écrire le sentiment d’été, les rencontres éphémères et de hasard, l’attachement inquiet à ce qui est sur le point de disparaître, et j’aime à me souvenir avec lui de la fragilité des choses. Seize lacs et une seule mer est une suite de courts paragraphes qui disent l’émotion ressentie, les instants indolents et les infimes variations selon le lac élu pour la journée dans un Berlin méconnu, la quiétude du jour se diluant parfois dans la fièvre nocturne d’une ville qui est, pour le narrateur, à redécouvrir. Une atmosphère à la mélancolie grave, alanguie et sensuelle, comme la promesse follement romanesque d’une fin d’été. Demain nous irons ensemble. Vivement demain !

 


꧁ Illustration ⩫ La salle de bal Riviera Grünau, Berlin, telle qu'au début du XXe siècle ꧂


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