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Venise toute, Benoît Casas, Arléa

 

 

 

 

Venise toute

Benoît Casas

Éditions Arléa, Coll. La rencontre

120 pages

05/05/2022

16 €

Venise, voilà son secret, est un amplificateur. Si vous êtes heureux, vous le serez dix fois plus, malheureux, cent fois davantage. Tout dépend de votre disposition intérieure et de votre rapport à l'amour. L'amour ? Oui, et dans tous les sens : anges et libertinage, architecture, peinture, musique, roman, poésie, mais aussi air, pierre, eau, étoiles. Nature et culture enfin à égalité. Venise n'est pas un musée, mais une création constante. Si vous échappez aux clichés, au tourisme, aux bavardages ; si vous avez réussi à être vraiment clandestin ici, alors vous savez ce que le mot paradis veut dire. Le monde se précipite vers le chaos, la violence, la terreur, la pornographie, le calcul aveugle, la marchandisation à tout va ? Mais non, voyez, écoutez, lisez : voici le lieu magique et futur dont tous les artistes et les esprits libres témoignent.

Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise

 

Une longue promenade sur la lagune vous laisse une sorte d’étourdissement ébloui, un balancement jusque dans l’esprit, où les pensées oscillent, et qui persévère même dans le sommeil.

 

Est-ce bien raisonnable d’écrire un nouveau livre sur Venise ? n’est-ce pas présomptueux de consacrer un livre de plus à celle que tant d’écrivains, photographes, poètes, peintres ont célébrée ? Benoît Casas, dans Venise toute paru dans la collection La rencontre aux éditions Arléa il y a deux ans, le concède d’ailleurs volontiers :

 

Il n’y a certainement rien de neuf à en dire mais Venise ne cesse d’être à l’ordre du jour.

 

Peut-être n’y a-t-il rien de neuf à en dire, mais il est encore possible de renouveler la manière de raconter cette ville que l’on semble ne jamais pouvoir épuiser et sur laquelle, mouvante, rien de définitif ne peut être écrit. Ce petit ouvrage insolite est un abécédaire impertinent, loin des idées préconçues sur ce qu’est un dictionnaire dont il moque autant la méthode que le contenu.

 

Commençons par le plus évident : la forme. Bien que l’alphabet préside à l’agencement du livre à raison d’un chapitre par lettre, il ne va que de la lettre A à la lettre V comme Venise, dernier mot sur lequel le livre se referme alors que zattere ou San Zanipolo offraient d’aller sans encombre jusqu’au Z. Pourquoi ? Parce que Benoît Casas est un homme facétieux, et les mots choisis pour être mis en italique et évidence ne sont pas ceux attendus ; ce sont des mots communs qui prennent un malin plaisir à dire Venise sans la dire toute puisque la chose est parfaitement impossible ­—Venise toute et non Toute Venise, ne confondons pas ! ­—, à la dire autrement que par des adjectifs frelatés en incitant le lecteur à mettre des images sur des mots évocateurs à leur manière oblique.

Ainsi à la lettre G ne trouvera-t-on point l’attendu gondole (il est à trouver à la lettre K !), mais gorgé ; grise ; grâce ; gonflant ; grammaire ; gluantes ; glacial ; géminées et gouttes. 

Devant ; dépose ; découvrir ; déconcertant ; dalles ; déformant ; dépeuplé ; détail ; dorée dehors ; détache divise décompose ; débouchait ; déjà ; dense ; délabrée ; diversité ; disparaître ; duplication ; dispersés distinguent ; dédale ; désertes déferle ; disséminées ; décoloré ; désolation ; désordonnée ; disparue dissolvante et dissipera, les entrées à la lettre D sont généreuses à l’inverse de la lettre U et son solitaire unité, clin d’œil à peine appuyé à ce qui fait l’unité de l’ouvrage pour parler d’une ville unique et plurielle.

 

Le paradoxe est que chacun de ces mots du commun est une tesselle à même de raconter n’importe quelle ville tout en composant une mosaïque inédite de nulle autre que Venise, racontant son atmosphère si particulière bercée par le clapotis de l’eau des canaux et les changements de lumière au gré des heures et des saisons.

 

Question répétée : qu’y a-t-il à voir à Venise ? Je dis : il y a à voir Venise.

 

En s’abandonnant à la ville, en allant au hasard de ses calli, campi, rii, salizzade, fondamente, sotoportegi, Benoît Casas écrit à la première personne une Venise aussi éloignée que possible des clichés, nourrie d’un riche imaginaire et d’un non moins riche sens de l’observation, et s’interroge, lui le photographe, sur ce que le texte retient que l’oeil n’a su capturer. Quatre cinq lignes, parfois moins, rarement plus, sont assez pour noter la sensation de l’instant, sans enjolivure. Tous les sens sont convoqués pour évoquer une Venise intime, flottante, à laquelle les méandres des canaux tendent un miroir.

 

L’eau, déformant cette ville endormie, nous en offre une image inversée.

 

✧ Les bruits :

 

La discrète fontaine adossée au vieux mur rouge s’écoule dans une cuve de marbre et mêle son murmure, ce doux bruit d’eau, au frémissement du feuillage, au bourdonnement des insectes, des moustiques.

ou

Rien que le clappement des semelles sur les dalles ou le bruissement soyeux de l’eau.

 

✧ Les odeurs :

 

Les odeurs de la vase chaude, la puanteur crépusculaire des écorces, des zestes : on aspire la vie cachée du canal. Et parce qu’elle est vivante nous voulons la connaître.

 

✧ Les couleurs, selon le temps qu’il fait, la saison, l’heure du jour ou de la nuit :

 

L’éclatante lumière marine s’enflamme mais les couleurs ne sont jamais vives ni appuyées, elle se consument avec douceur.

ou

Il pleut mais la lumière change : le ciel brille dans un dévoilement nuageux d’un gris perlé d’éclats.

 ou encore

Sans oublier la couleur dominante de la palette vénitienne : le rose, un rose pâle, scintillant, aérien.

 

Aussi intimiste soit-elle, la Venise de Benoît Casas m’est familière, et je ne doute pas qu’elle le sera pour ceux qui ont eu le bonheur d’y séjourner. On y croise fugacement Tiepolo, Carpaccio, Brodsky, Pound, Sollers, Goldoni, Whistler, Keats, Proust, Nietzsche, Suarès, Zanzotto, Ruskin... et Shakespeare — même si ce dernier ne quittât jamais son Angleterre natale. Benoît Casas et moi vouons un même amour immodéré à l’heure où le soleil incendie les eaux de la lagune et les façades de briques qui bordent les canaux, ainsi qu’une inconditionnelle tendresse à la petite église Santa Maria dei Miracoli, vaisseau fabuleux avec son revêtement ivoire et gris perle et les médaillons qui s’y incrustent d’un vert ou d’un rouge profonds❞ nichée dans Cannaregio entre un canal étroit et l’arrière du palazzo Soranzo Van Axel.



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Toutes choses à faire de Venise une ville plurielle, inépuisable et difficile à dire. Fragile, aussi.

Venise c’est un songe posé sur le bord de la mer, écrit Maxence Fermine dans Le Violon noir publié il y a vingt ans aux mêmes éditions Arléa. J’ai pris plaisir à flâner dans ce songe avec Benoît Casas en m’accordant à la mesure contemplative de ses pas.

Venise toute est un livre de plus sur la Sérénissime, sans être le livre de trop. Il est heureux qu’il se trouve encore des auteurs pour se risquer à renouveler notre regard sur une ville dont on croit, à tort, avoir fait le tour sans que rien de plus ne puisse en être dit.


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