· 

Émois et moi, Patricia Bouchet, Jacques Flament

 

 

 

 

Émois et moi - Textes et photographies

Patricia Bouchet

Jacques Flament Éditeur, Coll. Le souffle court

40 pages

01/07/2024

10 €

 

Croire qu’une photo c’est le simple produit d’un système optique, d’une ouverture de diaphragme, d’une émulsion, d’un temps de pose, erreur. Une photo, ça se fait aussi avec des sentiments, une certaine idée de la vie.

Claude Roy, L'Étonnement du voyageur

 

Au commencement était l’émotion.

Louis-Ferdinand Céline,Voyage au bout de la nuit, cité en exergue

 

Que voilà un curieux petit objet ! Une œuvre hybride de très peu de pages, dont le format paysage rappelle le carnet d’artiste. Publié dans la collection Le souffle court née en mai aux Éditions Jacques Flament. Émois et moi de Patricia Bouchet est un dispositif photo-littéraire — ou l’inverse peut-être ? tant on ne saurait dire lequel, du texte ou de la photo, a préexisté. La photographie a-t-elle été un prétexte à l’écriture ? en a-t-elle déterminé la forme ? Consulter l’autrice aurait permis de lever le doute, or rester dans le flou me va bien parce que le penchant naturel du lecteur à sonder l’image à la recherche d’une explication au texte ou, à tout le moins, à se livrer à l’habituel jeu de correspondances des images relayant le texte, est ici contrarié pour laisser toute la place à l’interprétation de ce que textes et photos inventent ensemble.

Car c’est bien d’inventer ensemble qu’il s’agit, Patricia Bouchet n’envisageant à aucun moment les images comme des redites visuelles de ses textes. Inutile donc de s’attendre à ce que les dix-huit photographies dénotent ce que disent les mots agencés en de très courtes phrases à l’esthétique minimale proche des formes poétiques japonaises, dont l’itération de certaines crée, de page en page, un motif récurrent qui dit le maelström émotionnel, tels ces parfois❞ qui envahissent peu à peu les pages pour dire l’impermanence, et ces infinitifs péremptoires qui impriment à leur tour une rythmique particulière dans l’esprit de qui les lit. 

Parfois,

Être submergé.

Houle intérieure.

 

Parfois,

Vibrer.

Démesurément.

 

Parfois,

Être dévoré.

Terrifiant.

Parfois, le géant extérieur me touche.

Vaciller. 

Je fais avec.

 

Parfois, le géant extérieur est trop fort.

Faire bloc. 

Je refuse tout.

 

Parfois, le bruit du géant extérieur s'estompe.

Dans une bulle,

Je m’isole.


Ne laissons pas les apparences nous abuser. Si « Je » est partout, si on le retrouve à chaque page ou presque, il n’est pas plus égoïste qu’égocentré. Il est altruiste et partageur ; il est aussi bien le mien que le vôtre, pris dans la houle d’un monde si difficile à comprendre qu’il en devient étranger, qu’on y devient étrangers. Il est le compagnon de route de L’autre, des Autres❞ vers lesquels aller est une épreuve, souvent, insurmontable, parfois.

 

꧁ ©Patricia Bouchet ꧂
꧁ ©Patricia Bouchet ꧂

L’album photographique présente une grande homogénéité, tant dans le sujet ­— des silhouettes de danseurs ­— que dans le travail de stylisation par le flou, plus ou moins prononcé, qui les métamorphose en spectres lumineux, en présence fantôme, dans des couleurs souvent orangées, plus rarement bleutées ou en un camaïeu noir-blanc-grège. Ainsi que je l’ai dit, les photographies n’illustrent pas le propos classiquement comme on pourrait s’y attendre, mais suggèrent un imaginaire, une irréalité, une atmosphère échappant à l’emprise du langage pour favoriser les impressions dont la plupart, me concernant, sont encore de l’ordre de la sensation poétique, émotionnelle et donc à grand-peine exprimable alors que j’ai achevé ma lecture voilà une semaine.

 

Le halo dessine, à la manière d’un pinceau, un lien entre les émotions qui nous traversent et ces silhouettes sans contour, visions ouatées qui s’étirent jusqu’à la distorsion parfois. Les lumières coulent, de même les danseurs laissent la trace de leurs mouvements qui se font, se défont, pris dans l’élan tout en s’inscrivant dans un temps de pose long et, paradoxalement, impossible à retenir. Car le flou est ici dynamique comme pour empêcher que la vie ne se fige. Il est une façon d’en exalter le mouvement que l’on voit se déplier dans l’espace.

 

L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient.

Charles Baudelaire, Le Crépuscule du matin

 

Ce que Patricia Bouchet fait avec ce carnet d’artiste n’est presque plus de la photographie, mais pas tout à fait encore de la peinture : la profane que je suis dira, pour faire simple, qu’il s’agit d’une manière de photographie picturale ou mieux, plasticienne, dans laquelle le réel autant que l’incertain se distillent alors que les nuances s’étirent pour créer de nouvelles arabesques. Il y a, c’est évident, un parti-pris artistique, un travail exigeant de recherche plastique et poétique dans l’imprécision et le mouvement, dans la préférence donnée à la suggestion plutôt qu’à la forme nette, mettant en image un sentiment plus intime, un vacillement qui relèverait de l’introspection. Une impression prégnante d’inadéquation entre le monde extérieur et notre monde intérieur incapables de concilier leurs vitesses, d’harmoniser leurs allures ; une impression qui, de fait, nous plonge dans un état de déphasage permanent.

 

Le flou des photographies questionne également les frontières du monde réel. Nous vivons entourés de gens flous, à une époque floue, dans un monde flou ; ce qu’à sa façon Patricia Bouchet nomme avec pertinence le ❝pays hébété. Je crois que ce flou-là traduit, conjointement avec la nette sobriété des textes, un rapport agité au monde, un réel hésitant entre ancrage et flottement. Déphasage, encore.

 

Et s’il suffisait de (se) voir autrement pour, peut-être, (se) voir davantage ? Facile à dire...

 

J’aurai toutefois deux regrets :

✦ celui de n’avoir absolument aucune information sur les photographies restées sans légende. Cela étant, ce n’est pas du tout indispensable, et peut-être est-ce intentionnel, mais ô combien frustrant pour l’indécrottable curieuse que je suis ! ;

✦ celui d’avoir trouvé quelques coquilles qu’une relecture aurait dû débusquer dans un texte très court. Cela étant, certaines prêtent à sourire et portent à l’indulgence parce qu’elles pourraient passer pour quelque acte manqué de l’autrice. Cette connaisance n'est-elle pas un néologisme venu de lunion inconsciente daisance et de connaissance ? une invitation à sortir de sa bulle pour aller plus aisément vers lautre et faire connaissance ?

 

En 4e de couverture, Patricia Bouchet, qui a travaillé dans la protection de l’enfance, confie avoir écrit Émois et moi pour aider à une meilleure compréhension des hypersensibles, qu’ils soient autistes, HPI, etc. Autant de personnes avec leurs différences pour qui être au monde est un combat — et l’on sait que danse et combat ont souvent semblables chorégraphie et langage corporel. Avec cela, je n’ai rien vu qui ne puisse parler à/de vous aussi bien qu’à/de moi, en partie parce que le langage visuel est un langage universel, et qu’Émois et moi est avant tout une entreprise poétique dans laquelle le trouble vaporeux des photographies adoucit le tranchant des mots et de l’existence, et les sentiments qui s’y expriment vis-à-vis du monde tant extérieur qu’intérieur sont à même de faire écho en chacun de nous. 

 

Émois et moi ... Émois et nous.

 

Je remercie Patricia Bouchet de sa confiance et de m’avoir autorisée à reproduire une de ses photographies en illustration de ce billet.

 


Écrire commentaire

Commentaires: 0