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L'Aigle et la Rose, Serge Hayat, L'Observatoire

 

 

 

 

L'Aigle et la Rose

Serge Hayat

Éditions de l'Observatoire

219 pages

03/04/2024

21 €

 

 

 

 

 

Voilà votre homme, il fera votre coup d’État bien mieux que moi.

Le général Moreau à l’abbé Sieyès, en apprenant le retour de Bonaparte à Paris

  

Vivre sans gloire, c’est mourir tous les jours.

 

Octobre 1799. Le général Bonaparte débarque en Provence après deux années passées en Égypte (1798-1799). Qu’importe qu’il y ait abandonné son armée au commandement du général Kléber, il sait que son avenir se joue désormais en France où ses victoires de la campagne d’Italie (1796-1797) l’ont rendu populaire. Populaire certes, mais pour combien de temps ? En cette fin 1799, la France est en crise ; Bonaparte le sait. Même si les nouvelles voyagent mal,  on l’a tenu informé. Rester trop longtemps éloigné des lieux de pouvoir pourrait en ce moment jouer contre lui.

 

Le pays s’enfonce dans une crise militaire. Depuis un an, les troupes de la deuxième coalition levée par la Grande-Bretagne vont de victoire en victoire et menacent de redessiner à leur avantage les contours des possessions territoriales françaises. 

La crise est aussi économique. Ce n’est pas un mystère que les caisses de l’État sont vides, Napoléon faisant route vers Paris a vu la détresse des autorités locales ; le peuple a faim, qui se masse chaque soir sous les fenêtres de Barras pour crier sa colère et entonner La Marseillaise.

Elle est enfin politique. Le Directoire, en place depuis 4 ans, est un repaire de coquins corrompus, qui pour remplir leurs poches ont mis au point un système de rétro commissions très juteux auquel a pris part Joséphine, qui prive d’habits et de nourriture décents les soldats de son mari envoyés sur le terrain.

La contestation gronde. L’État craque.

 

Le roman de Serge Hayat s’ouvre le 13 octobre 1799 à 13 h 30 au Palais du Luxembourg, dans les appartements de Paul Barras, homme influent du Directoire et se referme 4 jours plus tard, aux petites heures du 17 octobre, à l’Hôtel Bonaparte, rue de la Victoire, non sans avoir fait quelques incursions dans le passé pour raconter l’enfance corse du petit Nabulione, déjà stratège accompli, auprès d’un frère aîné trop timoré pour entrer dans l’Armée,

 

❝—Tu [Giuseppe] n’es qu’un peureux et un tricheur ; tu ne pourras jamais embrasser les honneurs que tu ambitionnes. Tu es né pour la retraite, et moi pour la conquête.

 

et les frasques de Joséphine Bonaparte, née Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie, veuve De Beauharnais, femme rusée bien décidée à prendre sa revanche sur le destin après avoir failli perdre la tête sur l’échafaud et ses deux enfants.

 

Le Napoléon des premières pages m’a fait craindre le pire. En effet, je ne m’attendais pas à découvrir le trentenaire aussi pusillanime, très loin du conquérant implacable, ambitieux, orgueilleux que l’on connaît. Serge Hayat nous montre un homme plus de faiblesses que de forces, immature, jaloux et éperdu d’amour pour Joséphine qu’il a quittée au lendemain de leur mariage, n’a pas revue depuis quatre ans ni trouvée à leur hôtel particulier à son retour à Paris quelques heures auparavant. Ivre de colère, persuadé qu’elle est dans les bras d’un de ses amants, il envisage de la répudier. Bonaparte certes moins à son aise au milieu des dorures des salons que sur les champs de bataille, plus au fait de la chose militaire que de celles du cœur est convaincu que l’ancien amant de son épouse sait où la trouver. Il s’est donc précipité chez le vénal et libertin Barras qui s’amuse de sa déconfiture tout en tentant de le manœuvrer pour en faire son allié. D’abord les promesses d’argent, puis de prestige et quand tout cela échoue, restent les menaces qui manqueront l’effet escompté.

 

L’Aigle et la Rose est moins roman que pièce de théâtre. Le temps de quelques heures à peine, en un lieu unique, seuls deux personnages s’affrontent en une joute verbale.  

 

[Barras] devait laisser venir à lui l’inspiration, c’était dans ses moments qu’il était le meilleur. Il s’imagina au théâtre, debout sur la scène face au public.

 

Cette impression est renforcée par l’omniprésence du dialogue, que Serge Hayat a préféré à la narration pour incarner au plus juste le caractère de chacun ; ils s’y révèlent tour à tour manipulateurs, fins stratèges, cyniques opportunistes.

 

— [...] Votre entourage vous [Paul Barras] dénoncera bien assez tôt.

— Ce qui me permet de vous [Bonaparte] apprendre une nouvelle règle en politique : toujours arroser autour de soi pour que tout le monde soit mouillé ! Mon entourage ne bougera pas.

 

La matière romanesque comble les blancs laissés par l’Histoire de façon tout à fait convaincante à défaut d’être vérifiable. Les prises de parole de Barras et Napoléon montrent leur génie stratégique, les jeux de pouvoir, les intrigues, les chausse-trappes, les pièges et leur esquive. Barras se sait affaibli et son protégé de jadis — c’est Barras qui a inventé Napoléon, si je puis dire, en le nommant général de la République en 1795 — pourrait être celui à précipiter sa chute prochaine, à moins que...

 

Un plan avait germé dans l'esprit du directeur. Il [Barras] ramènerait ses brebis égarées dans le droit chemin. Comme toujours, il tirerait les ficelles. Les époux Bonaparte le serviraient encore. Après tout, il les avait fabriqués.

 

L’évolution inverse des deux personnages — Bonaparte gagnant en assurance au fur et à mesure que Barras vacille — est particulièrement bien vue et menée, et les réparties d’un côté comme de l’autre jaillissent dans un ballet millimétré.

 

— Vous avez vieilli, Barras. Vous avez vieilli, vous et votre Directoire. Vautré dans vos plaisirs, vous avez oublié de prendre le pouls de la nation. Voilà ce que c’est de laisser trop longtemps ses fenêtres fermées.

 

La grande réussite de L’Aigle et la Rose est de ne pas se disperser, de ne s’autoriser que les seuls retours vers le passé nécessaires pour comprendre ces deux hommes et cette femme mais aussi, pour nous faire entrevoir les enjeux du moment. Elle est aussi dans la forme du huis-clos se concentrant sur l’entrevue entre Barras et Bonaparte qui, au vrai, n’est que l’une des consultations que mènera le général en ce 16 octobre auprès d’autres membres du Directoire, dont Sieyès, ainsi que de Fouché, ministre de la Police.

 

— On ne conduit un peuple qu’en lui montrant son avenir : un chef doit être un marchand d’espérance. Comment comptez-vous rassurer les Français sur leur avenir après ce que vous avez fait de leur passé ? Il faut faire table rase.

 

Table rase sera faite le 18 brumaire de l’an VIII. La France voulait un chef ; elle l’a trouvé dans cet homme audacieux, à la pensée nette, et sûr dans ses prises de décision, statufié de son vivant.

 

L’Aigle et la Rose est un texte en tension, entre deux animaux politiques dotés d’une formidable mécanique intellectuelle, dont l’un est sur le déclin alors que l’autre, sincère dans son désir de servir les Français et de faire entrer la nation dans le nouveau siècle, sait qu’un destin s’offre à lui.

Passionnant.

 

Je remercie Babelio et les éditions de l’Observatoire  pour cet envoi et leur confiance.

 


꧁ Illustration ⩫ Laslett John Pott, L’Adieu à Joséphine, c. 1891 ꧂


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