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Highlands, Jérôme Magnier-Moreno, Gallimard

 

 

 

 

Highlands

Jérôme Magnier-Moreno

Éditions Gallimard, Coll. Le sentiment géographique

114 pages

02/05/2024

23 €

 

 

 Ulysse est revenu, plein d’espace et de temps.

Ossip Mandelstam, Simple promesse

C'est pour elle [la lande] que je suis revenu jusqu'ici, pour sa dureté, son humidité, sa sauvagerie et les innombrables lochs qu'elle recèle — turquoise, noirs ou azur —, les plus belles choses qu'il m'ait jamais été donné d'admirer et dont ma mémoire n'a fait qu'amplifier le sublime au cours des années. Il y en a un, surtout, que j'ai à cœur d'aller retrouver au plus vite. Un parmi les centaines de lacs semés à travers ce paysage comme une poignée de pierres précieuses par un petit dieu facétieux. 

Il n'a pas de nom, ce lac. Et c'est en partie pour cela que je l'aime.

 

Highlands de Jérôme Magnier-Moreno vient de paraître dans la collection Le sentiment géographique des éditions Gallimard. Quelques mots liminaires sur le livre, bel objet dont les pages à l’ivoire doux et au format généreux sont le meilleur écrin pour le texte et les photographies de la dizaine de toiles de l’auteur, que certains connaissent aussi sous son nom d’artiste, Rorcha (les cartels sont en fin d’ouvrage). Je confesse ici que j’ignorais qui il était, que je ne savais rien de son travail de peintre ni d’écrivain. Je n’ai pas lu — pas encore — Le saut oblique de la truite, son premier livre paru il y a 7 ans aux éditions Phébus. Une première rencontre donc, là-haut sur les Hautes-Terres d’Écosse que j’avais traversées au mitan des années 1980, sur ma route vers les Hébrides extérieures. En début d’ouvrage, on trouve la préface de Grégoire Bouillier que je n’ai découverte qu’à la fin de ma lecture pour entrer sans a priori dans le livre, ainsi que deux cartes — une vue d’ensemble, l’autre détaillée — de la grande rectiligne empruntée par le narrateur à la fin du mois de mai 2013.

 

Highlands raconte une échappée soudaine, le besoin impérieux de fuir le bruit de la ville autant que celui des mots que l’on se jette à la tête quand le couple s’épuise. Highlands est aussi une quête qui secouerait la léthargie des souvenirs d’enfance en allant sur les lieux-mêmes retrouver les images du temps jadis quand le père, la mère, le narrateur et son frère jumeau étaient là, à l’abri encore pour un temps des drames qui amputent les familles et marquent une vie.

 

[…] ma famille avait eu la bonne idée de se rendre deux années de suite dans les highlands écossais, pour des jours qui comptaient parmi les plus beaux de ma vie.

 

J’ai eu l’intuition que ce que cherchait notre voyageur était toujours au-delà de ce qu’il avouait. Au voyage physique vers le Nord se superpose sur une même plaque sensible le voyage intime vers le passé, comme au texte se superposent les tableaux.

 

J’examine la carte de la région épinglée sur un mur du bar. Après l’avoir cherché pendant cinq bonnes minutes parmi la myriade de petites taches bleu clair figurant les lacs, je finis par poser le doigts dessus. C’est bien lui, pas plus grand sur le papier qu’un grain de riz et dont je reconnais pourtant le minuscule contour. Rien que de lire Unnamed me fait frémir. Personne ne t’a donc trouvé de nom depuis vingt ans, mon cher lac… […] Accessoirement, mon téléphone m’indique tes coordonnées spatiales – latitude 58°11’43’’ Nord, longitude 4°57’13’’ Ouest. Impression de lire les coordonnées de mon passé.

 

Highlands est un ouvrage que j’ai reçu doublement, en tant que lectrice et en tant que spectatrice. J’ai été séduite par cette manière d’autoportrait du peintre en voyageur et du voyageur en écrivain, la main et l’œil complémentaires et pareillement habiles à retranscrire les nuances profondes d’un désir nostalgique ainsi que d’une révélation à soi-même, en se livrant à la première personne et au présent.

 

Chaque étape du voyage a son chapitre et chaque chapitre, sa couleur. La palette est féconde tant dans les mots que la peinture : le bleu pétrole des wagons du Caledonian Sleeper à bord duquel le narrateur passera une nuit blanche ; le vif argent de la course des gouttes de pluie sur la vitre ; le noir de bougie des encres de la nuit écossaise ; le caramel des vaches paissant dans les champs noyés de brume ; la rousseur d’une chevelure féminine ; le jaune entêtant des genêts qui plaisaient tant à sa mère aujourd’hui disparue ; les vagues mauves de la lande ; le pain d’épice du lit de la rivière ; le ruban doré de la route ; le vert amande d’une combe ; le camaïeu de gris du brouillard quand il descend pour tout envelopper ; le jaune écaillé du portail, jadis lieu de passage magique vers les moments suspendus et heureux. Le narrateur mesure le risque qu’il y a à confronter le souvenir à la réalité, à vérifier sa mémoire.

 

[…] je me demande si, par ce voyage, je ne me livre pas moi-même à une sorte de taxidermie de l’enfance ; à mesure que j’en approche, je redoute que les hauts lieux de ma mythologie personnelle n’aient aujourd’hui plus grand-chose à m’offrir.

 

Les grands à-plats mêlés de tourbe, turquoise, encre, or  et vert sauge, que fend la ligne orangée de l’horizon se font tantôt enveloppants, tantôt inquiétants pour raconter ce qu’il se passe de l’autre côté du rideau de pluie. Énergie primitive ? Peinture mystique ? lyrique ? S’y dévoile une lande voluptueuse, toute en rondeurs, mais jalouse de son mystère que garde le Mont Suilven ; une lande piégeuse, minérale et tourbeuse, éclaboussée de bruyères et de lacs dont les profondeurs sont d’insondables et régénérantes matrices. S’y lit l’expression d’une solitude inquiète bien que désirée — et souhaitable à ce moment-là de sa vie, loin de toute présence parasite alentours. On pense à ce que Keats écrivait à Fanny Brawne : Seul dans la splendeur.

 

Le texte, lui, explore les cheminements d’un homme égaré dans une vie chaotique, venu sur la lande pour trouver quelque chose qui fasse sens. Un homme dont on ne compte plus les actes manqués (sac à dos oublié dans le train ; téléphone privé de batterie à des kilomètres de toute habitation ; absence de cartes comme de bulletin météo ; veste imperméable laissée sur le plaid dans la chambre alors qu’un ciel d’apocalypse déverse son courroux et que l’auberge est à plusieurs heures de marche, etc.). N’y serait-il pas venu pour se perdre ? Oublier ? S’oublier ? Qu’on l’oublie ? Un homme en turbulences, qui ne sait ni où il en est ni ce qui l’attend à son retour à Paris, auprès d’une femme et d’un fils qu’il a laissés sur cinq mots griffonnés dans la hâte et la colère : Je reviens dans une semaine.

 

Un départ comme une désertion.

Un voyage comme une consolation.

Un déluge comme une rédemption.

Un retour comme une réconciliation ?

 

Partir pour revenir, plein d’espace et de temps.

Très beau Highlands, douloureux et salvateur, dont les tableaux ne sont pas de simples illustrations, mais une autre manière de se raconter.


 ꧁ Arrière-plan ⩫ ©Jérome Magnier-Moreno, Plein ciel, 2022 ꧂


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