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Le Gardien de Téhéran, Stéphanie Perez, Plon

 

 

  

Le Gardien de Téhéran

Stéphanie Perez

Éditions Plon

240 pages

02/03/2023

20 €

Premier roman

Pocket n° 19303, 29/08/2024

Personne n’a jamais réussi à tuer l’art en Iran.

Abnousse Shalmani, La grande librairie, 6 mars 2024

Par l’un de ces soubresauts dont seule la grande Histoire a le secret, le voici [Cyrus] investi d’une mission qui le dépasse et le terrorise. De lui dépend l’avenir du musée d’Art moderne de Téhéran, le préféré de l’impératrice, le plus mystérieux aussi. De lui dépend le sort de 300 tableaux de maîtres occidentaux, inestimables, témoins de leur époque et menacés par l’obscurantisme. Une collection unique au monde, en danger depuis qu’un religieux au turban noir a mis la main sur l’Iran.

 

D’après une histoire vraie. Le Gardien de Téhéran retrace la vie de Cyrus Farzadi (le nom a été changé), un homme ordinaire au destin extraordinaire dans un pays à l’histoire récente tumultueuse. Un pays passé en à peine deux ans du faste du règne des Pahlavi à l’obscurantisme de la République islamique des mollahs, de la fuite de la famille impériale le 16 janvier 1979 au retour triomphal quinze jours plus tard de l’ayatollah Rouhollah Khomeyni fomenté depuis Neauphle-le-Château dans les Yvelines, son dernier lieu d’exil.

 

Le premier roman de Stéphanie Perez paru chez Plon il y a un an couvre cinq décennies, du couronnement du Shah à l’automne 1967 à nos jours en 2016. Il suit plus ou moins la forme d’un journal tenu par un narrateur omniscient qui égrène les dates clefs de l’Iran de cette période-là.

Au début des années 1970, Mohammad Reza Pahlavi et Farah Diba son épouse célèbrent avec un faste ostentatoire les 2 500 ans de l’Empire perse à Persépolis devant un parterre de célébrités. Sous le règne du Shah, l’Iran s’est ouvert à l’influence de l’Occident et modernisé creusant, entre les classes nanties à l’abri de maisons luxueuses se reflétant dans des piscines turquoise et le reste de la population cantonnée dans les quartiers ouest, un fossé profond où se terre une colère sourde. C’est dans ces quartiers vétustes que vivent Cyrus, Farideh sa mère qui confectionne les robes copiées des modèles de la haute couture française pour la haute société iranienne, et la famille de son amie Azadeh. 

Tous connaissent le goût prononcé de l’impératrice pour les arts et pour les artistes européens et américains tout particulièrement. Ouvrir un musée d’Art contemporain pour donner à voir leurs œuvres est un projet qu’elle a à cœur depuis longtemps. Le bâtiment, mélange harmonieux inspiré d’architectures traditionnelle iranienne (tours de vent), européenne (fondation Joan Miró de Barcelone) et américaine (fondation Solomon R. Guggenheim de New York), s’élève dans le parc Farah (aujourd’hui parc Laleh). L’architecte Kamran Diba n’est autre que le cousin de l’impératrice, qui lui a en outre confié la mission d’acquérir des œuvres de premier plan, une mission dont il va brillamment s’acquitter avec l’aide de Donna Stein historienne de l’art américaine venue à Téhéran à cette occasion. C’est cette femme, convaincue qu’il est la personne qu’il […] fallait qui recrute Cyrus, jeune homme dans sa vingtaine, discret et peu cultivé, pour convoyer de l’aéroport jusqu’au musée les œuvres venues d’Amérique et d’Europe. Et quelles œuvres ! Des Chagall, Monet, Bacon, Picasso, Courbet, Degas, Warhol, Rothko, Pollock… des chefs d’œuvre à portée de la colossale fortune des Pahlavi.

Quand le musée est inauguré en 1977 lors d’une réception somptueuse à laquelle se pressent personnages en vue, critiques, galeristes et collectionneurs d’art, l’unité de l’Iran se fissure déjà. La SAVAK, la police secrète du Shah, fait arrêter et torture les opposants. Azadeh est l’une de ceux à disparaître dans ses geôles avant d’être relâchée plusieurs mois plus tard, méconnaissable et plus déterminée que jamais. Toute une partie de la société iranienne vit chichement, souffre et réprouve autant l’étalage des richesses que la liberté outrancière des nouvelles mœurs. Pour entrer en résistance contre cette modernité tapageuse, les femmes qui s’habillaient il y a peu à l’européenne portant shorts et robes colorés revêtent le voile noir, et les hommes tel l’oncle Ali se laissent pousser la barbe, bannissent l’alcool et tiennent réunion à la mosquée. Et Cyrus malgré lui de se retrouver pris en étau entre une modernité qu’il avait appris à apprécier et un pays attaché à ses traditions et jaloux de sa pudeur.

 

[…] l'Iran danse sur un volcan. La terre gronde, de plus en plus fort, la secousse menace, l'éruption n'est qu'une question de jours, les flots de colère vont se répandre inexorablement, un magma révolutionnaire et fumant qui menace de recouvrir le pays.

 

Jusqu’à ce froid matin de 1979, [quand] Téhéran se recouvre peu à peu de noir, avec le retour de l’Ayatollah Khomeyni qui parade dans les rues de la capitale dans un break américain, ce qui ne manque pas de sel ! Deux ans à peine après son inauguration, le musée doit fermer ses portes pour de longues années. Tout ce qui rappelle les cultures occidentale et américaine est voué à disparaître et les œuvres de ses collections hautement polémiques (des nus, des poses lascives, des créations d’artistes homosexuels) sont menacées par la censure des Gardiens de la Révolution.

 

Fort à propos le roman de Stéphanie Perez rappelle qu’en cas de conflits l’art se retrouve souvent en première ligne face aux dangers divers — pillage, spoliation, vandalisme, commerce illicite, etc. On se souvient des Monuments Men de la Seconde Guerre mondiale partis en territoire ennemi sauver les œuvres d’art volées par les nazis pour les restituer à leurs propriétaires. On se souvient aussi de la destruction des bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan, celle de la cité de Palmyre. La liste est longue. Cyrus, lui, craint que les réserves du musée d’Art contemporain ne soient mises à sac par les nouveaux hommes forts d’un régime qui prône le nettoyage culturel. Parce que la peinture a provoqué son premier choc esthétique, qu’elle a jeté un pont vers d’autres cultures que la sienne, qu’elle a été un refuge sûr dans les bons comme les mauvais moments, Cyrus va tout mettre en œuvre pour sauver les centaines de tableaux descendus des cimaises à la hâte et qu’abrite désormais la réserve, rassemblant son courage pour tromper les hommes du nouveau régime d’une bêtise phénoménale et d’une absence de culture artistique crasse. 

Le roman rappelle aussi que les leçons de l’histoire sont parfois difficiles à retenir pour un peuple iranien qui espérait beaucoup de la République islamique venue avec son lot de répressions, d’interdits, de tortures, d’exécutions sommaires, un régime prospérant sur la suspicion, la délation et la répression, qui déstabilise ses plus fervents partisans, comme l’oncle Ali pourtant parmi les proches de Khomeyni.

 

Le Gardien de Téhéran est un roman fort bien documenté qui tisse l’histoire singulière d’un homme, d’un musée avec celle, plus large, d’un pays dont Stéphanie Perez restitue toute la complexité grâce à une écriture sans apprêt et une connaissance sûre. Elle est journaliste et cela se sent. Le personnage de Cyrus est inspiré du vrai gardien du musée d’Art contemporain que l’autrice a eu la chance de rencontrer ; un homme modeste ayant décidé de lutter avec courage et abnégation contre l’obscurantisme en sauvant une collection exceptionnelle qui, d’une certaine manière, l’avait sauvé en retour.

 

Tout autour de lui, il les sent vibrer, sur les dizaines de rails, ces multiples héros abandonnés, ces tableaux esseulés qui, dans l’adversité, se rencontrent, s’apprivoisent, s’entrechoquent. Des siècles et des styles de peinture qui s’entremêlent, des univers et des songes qui se confrontent. Il s’envole pour un long voyage immobile, une contemplation muette, se perd dans ces natures mortes qui s’éveillent au contact d’hommes étendus dans toute leur nudité. Il s’oublie auprès de ces femmes coquines au sexe offert, qui dialoguent avec des figures plus abstraites que géométriques. Des tableaux punis pour ce qu’ils représentent, ce monde honni des religieux obsédés par tout ce qui peut être impie. Des personnages partis pour un long sommeil, des Belles au bois dormant alanguies, sans que personne sache qui viendra un jour les réveiller, ni quand. Des œuvres comme des points de suspension dans une phrase inachevée. Et lui, dans cette pièce habitée de spectres colorés, prend conscience qu’il ne sait rien, ou presque, de cette assemblée muette, alors que les tableaux sont en train de prendre une place primordiale dans son existence bouleversée. Il se sent investi d’une responsabilité. Tout le monde les a abandonnés, sauf lui. Le puissant Empire perse les destinait à des jours de gloire et de lumière, les voici condamnés à l’anonymat et à l’outre-monde d’une chambre forte dont lui seul possède les clés. Tout un pan de l’art occidental englouti. Ingratitude de l’histoire. En ces jours où l’Iran se recouvre de noir, ils ont pourtant toutes leurs couleurs éclatantes à opposer.

 

Le Gardien de Téhéran est un beau premier roman que l’on lit bien sûr avec à l’esprit l’actualité troublée de l’Iran ; les récentes élections parlementaires ont vu le Conseil des Gardiens de la Constitution pratiquer une purge visant à disqualifier les réformateurs, ce qui ne va hélas pas dans le bon sens.

 

 

Nota : En fin d’ouvrage se trouve une liste partielle des œuvres occidentales du musée d’Art contemporain de Téhéran. La collection de 3 500 œuvres (photographies, peintures, sculptures) est valorisée aujourd’hui à quelque 3 milliards de $. Mural on Indian Red Ground (1950) de Jackson Pollock (ci-contre) vaudrait à lui seul 250 millions de $. Depuis 1981 et la réouverture chaotique du musée, certaines œuvres reviennent à la lumière après un séjour de plus de 30 ans dans les ténèbres des réserves.

 

En arrière-plan de ce billet, Nature morte à l’estampe japonaise de Paul Gauguin (1889), l’un des tableaux préférés de l’impératrice.


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