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Carnet d'un voyage qui n'a pas eu lieu, Jean-Claude de Crescenzo, Decrescenzo Éditeurs

 

 

 

 

 

Carnet d'un voyage qui n'a pas eu lieu

Jean-Claude de Crescenzo

Decrescenzo Éditeurs

208 pages

16/01/2024

19 €

La photographie est la littérature de l’œil.

 Rémy Donnadieu

 

Avant toute autre considération, disons que Carnet d’un voyage qui n’a pas eu lieu de Jean-Claude de Crescenzo est un bel objet, tiré sur couché demi-mat blanc 150. Par son format carré (17x17), il rappelle les carnets de scrapbooking. La page de gauche accueille des photographies noir et blanc alors que s’écrivent en miroir des textes mis en valeur par des marges généreuses et une police offrant un confort de lecture idéal. Un soin auquel la lectrice que je suis est très sensible.

 

Le carnet de voyage est un objet intime, il fait partie du paquetage de nombreux nomades qui y mettent, en mots, croquis ou collages, leur expérience prise sur le vif, au jour le jour. Pour le voyageur, le carnet est une trace géographique autant que biographique, il s’y s’autorise une liberté de ton loin de toute recherche stylistique. Ce n’est pas ici le dessein de Jean-Claude de Crescenzo. Comme l’annonce le titre, le voyage du carnet n’a pas eu lieu ou, si l’on veut être exact, il n’a pas eu lieu ailleurs que dans le regard que l’auteur pose, un chapitre à la fois, sur les photos de photographes coréens — Kim Ki-chan (1938-2005), Choe Se-hui (1942-2022), Ma Dong-uk — et quelques autres issues de collections privées.

 

De ces photographies que je fixe jusqu'à l'obsession, je tente de décrire ce qui aurait pu être. De la photographie, je n'aime que son avant-après. Du supposé qu'elle suppose. Dans l'avant, au moment où humains et matière s'assemblent, et dans l'après, au moment où ils se délitent, après le clic fatal. Parce que dans cet entre-deux, j'existe avec eux.

 

L’art photographique ignore le hors-champ ; on ne sait rien du moment d’avant, rien du moment d’après. Les photographies dispensées de toute contextualisation, il appartient à chaque spectateur d’écrire à partir de ces instantanés son propre récit avec la sensibilité de son regard à cet instant-là. Les ateliers d’écriture sont friands de ce petit jeu et l’on peut se laisser prendre ici à celui d’écrire nos propres fictions.

Rien de plus banal que de dire que l’appareil est le prolongement de l’œil, mais c’est bien par le regard que passe la relation du spectateur à la photographie, et ici l’immersion rare dans la vie ordinaire de la Corée au mitan des années 1980 où un rien amuse et où l’on sait se contenter de peu. Les photographies ont été prises, pour la plupart, alors que le pays était en proie à des bouleversements sociaux, économiques et politiques majeurs à la suite du soulèvement de Gwangju (18 mai 1980), atrocement réprimé. On apprend que celles de Ma Dong-uk sont plus tardives, bien que non datées. 

 

Je préfère la vie en noir et blanc. J’éponge ma dette envers cette période en écrivant sur les photos qui n’ont que ces deux couleurs à offrir. La nostalgie est ce qui me tient.

 

Si les photographies dupliquent parfaitement le réel, les textes de quelques pages, nostalgiques d’un temps et de lieux que l’auteur n’a pas connus, façonnent la matière d’un instant, partant d’une description de l’image fixée sur la pellicule avant de s’échapper dans la fiction. Penser un récit/un pays à travers l’image. L’entreprise n’a donc rien d’un reportage qui chercherait à documenter la Corée de ces années-là ; c’est une atmosphère, celle d’un pays qui se relève d’une guerre fratricide et se transforme à une vitesse vertigineuse qui emporte tout, ou presque.

 

❝L'appareil ne fait pas le photographe, c'est l'œil qui sublime l'image.❞

Dominique Hanneuse 

 

Des trente photographies, peu ont été prises en intérieur ; bien au contraire, elles font la part belle à la rue et à son fabuleux théâtre. Les enfants la transforment en salon de jeux ou salle d’étude ; les vieillards y bâillent d’ennui ? de fatigue ?, y vont le dos courbé par les ans ; les voisins discutent au seuil des maisons ; les parapluies abritent des pluies de mousson les femmes pressées ; un marché de plein vent déploie ses étals que l’imagination recrée multicolores ; les amoureux funambulent à plusieurs mètres du sol ; les vieux quartiers tentent de résister à l’agressive insolence des logements neufs. 

 

Il y a une chose qu’une photographie doit avoir : l’humanité d’un moment.

Robert Frank, Les Américains

 

Beaucoup disent le découragement, la lassitude, le désœuvrement, la torpeur et la pauvreté — la solitude aussi. Rares pourtant sont celles vierges de toute présence qui révèleraient une vie absente. La vie est là, dans ces fragments de lieux et de scènes de vie, dans ces clichés où, dans l’interstice, sourdent parfois une résignation morose et douloureuse, souvent une réalité mélancolique. Parce qu’il n’est pas une représentation fidèle du réel, le noir et blanc sied à ces photographies ; il produit une image mémorable, presque intemporelle, d’un sujet qui en couleur semblerait peut-être quelconque. L’émotion y circule différemment, car :

 

Le noir et blanc est abstrait ; la couleur ne l'est pas. En regardant une photographie en noir et blanc, vous regardez déjà un monde étrange.

Joël Sternfeld

  

Ce carnet est un état d’esprit. Jean-Claude de Crescenzo saisit ici un sourire, là un geste, glisse un œil dans l’embrasure d’une porte ou d’une fenêtre. Il voyage d’une photographie à l’autre, mettant son regard en mots qui disent sa nostalgie de lieux qu’il n’a lui-même ni arpentés ni éprouvés. Le monde étrange qu’il nous raconte est celui d’un pays aujourd’hui en partie disparu, une Corée en voie d’effacement — le carnet est d’ailleurs adressé À ce qui disparaît. Naples, Marseille, Bethléem — les souvenirs de villes connues viennent en surimpression augmenter les fictions qui en ont ressuscité les traces. Il se dégage de ces récits une humeur, un sentiment chaleureux de compassion. Ce fut pour moi une manière exquise de découvrir un pays qui m’est étranger, d’être le témoin infidèle du passé puisque tous les textes nés de rêveries conjecturent ce qui aurait pu être sans s’encombrer de refléter la réalité, comme il en va de la mémoire et de ses sélections.

 

Dans une certaine mesure, le culte entourant la photographie en noir et blanc est basé sur la nostalgie.

René Burri

 

Le noir et blanc sublime les photographies de chacun des photographes qui, refusant tout voyeurisme et mise en scène, donnent à voir une Corée non idéalisée, presque radicale. Et le regard et l’écriture sensibles de Jean-Claude de Crescenzo en exaltent la poésie mélancolique.

 

Je remercie Babelio et les éditions Decrescenzo pour cet envoi et leur confiance.


꧁ Arrière-plan ⩫ Louise Bourgeois, Ode à l'oubli,  2004 ꧂


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