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Éden, Auður Ava Ólafsdóttir, Zulma

 

 

 

 Éden

Auður Ava Ólafsdóttir

Éditions Zulma

256 pages

07/09/2023

21,50 €

Éric Boury, traducteur

Poche Z/a, O7/11/2024

 

 

 

 

Puis l'Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l'Orient, et il y mit l'homme qu'il avait formé.

Genèse 2:8 

Il me vient brusquement à l'esprit que le besoin le plus fondamental de l'être humain est d'avoir un foyer. Quiconque perd son chez-soi essaie aussitôt de recréer un havre où se mettre à l'abri. Quel que soit le matériau de construction utilisé, bois, pierre, tente, voire bâche en plastique ou carton, sable séché au soleil, arbres ou branches, cela constitue quoi qu'il en soit un foyer.

 

Éden est le huitième roman d’Auður Ava Ólafsdóttir, autrice islandaise que j’ai connue, comme beaucoup, grâce à la révélation de Rosa Candida en 2010, alors dans la traduction de Catherine Eyjólfsson. Je l’ai commencé avec une certaine frilosité ; je me souviens encore combien ma lecture de La Vérité sur la lumière il y a deux ans avait été laborieuse, comme celles de L’Embellie et L’Exception. On manque certains rendez-vous, et heureusement cela n’augure en rien des suivants. Le fait est qu’il n’y a rien de trépidant dans Éden que rythment de courts chapitres dont les titres ont quelque chose d’une fantaisie poétique, d’un humour léger. La forme qu’Auður Ava Ólafsdóttir a donnée à son roman correspond à des fragments de La vie […] une succession de chapitres, un enchaînement de chapitres innombrables et distincts.

 

Les langues cesseront, la connaissance disparaîtra.

Corinthiens, 13:8

 

On sait avec Milton que le paradis est perdu (1667) et Auður Ava Ólafsdóttir s’inquiète qu’à présent notre bonne vieille Terre connaisse un même sort. Son héroïne, Alba Jakobsdóttir, est linguiste à l’université de Reykjavik, spécialiste des langues minoritaires et rares, menacées elles aussi de disparition. 

 

[…] il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues. […] Notre résolution [de l'UNESCO] rappelle qu’une langue meurt toutes les semaines (d’autres affirment que c’est toutes les deux semaines). Il meurt une langue tous les vendredis. [...] Si on continue ainsi, on est en droit de redouter que 90 % des langues auront disparu d'ici à la fin du siècle.

 

Cette grande voyageuse amenée à s’éloigner de l’Islande au gré de colloques internationaux la réclamant un peu partout prend soudain conscience que son empreinte carbone est loin d’être négligeable et sa participation au dérèglement climatique, patente.

 

Alors qu’elle vient de calculer qu’il lui faut planter pas moins de cinq mille six cents arbres pour revenir à un bilan carbone neutre, Alba tombe opportunément sur une annonce immobilière : isolée sur vingt-deux hectares d’une tourbière battue par les vents, une maison est à vendre. Elle est située à quelques heures de route de Reykjavik, au pied d’une montagne de lave noire solidifiée ; quelques travaux sont à prévoir… Apprendre de la bouche de son peu amène voisin que l’ancienne propriétaire n’est autre que Sara Z., autrice de romans policiers dont Alba a relu et corrigé certaines épreuves pour le compte de la maison d’édition qui l’emploie de temps à autre, achève de la convaincre du bien-fondé de ce projet un peu fou qui l’oblige à quitter un emploi sûr et s’éloigner du peu de famille qui lui reste : sa demi-sœur Betty ; Jakob, son vieux père et Hlynur, l’ami et voisin de ce dernier.

 

Pourquoi recourir à la virgule ? L'enseignante en moi répondrait : pour sortir de sa torpeur et respirer. Regarder autour de soi. Décider de la prochaine étape du voyage.

 

Pour Alba, la prochaine étape du voyage est de démissionner de son poste d’enseignante à l’université pour ne conserver que les travaux de correction qu’il est envisageable de mener à bien depuis la petite maison sur la lande.

 

Éden se lit comme un cahier de bord s’écrivant au jour le jour, mais pas tous les jours, avec une douce sérénité, sans les heurts qu’un changement de vie aussi radical pourrait faire redouter. Rien ne pèse, rien ne paraît susceptible de faire obstacle durablement : ni les travaux intérieurs à effectuer, ni le terrain à amender en prévision d’un potager, ni les nouvelles relations à nouer avec les habitants du bourg voisin, ni le temps à occuper autrement et notamment en donnant bénévolement des cours d’islandais aux réfugiés venus d’outre-Méditerranée que cette langue complexe et ce pays noyé de pénombre et de froidure rebutent et découragent. Est-ce utile de savoir qu’il existe plus de cent termes pour désigner l’effet de la puissance des vents sur les arbres pourtant rarissimes sur cette île de feu et de glace, fouettée par les tempêtes de l’Atlantique nord ?

 

Andvari (brise) : Les feuilles bruissent. 

Gola (vent léger) : Les feuilles et les petites branches tremblent.

Stinningsgola (brise modérée) : Les petites branches bougent.

Kaldi (brise fraîche) : Les arbustes se courbent.

Stinningskaldi (vent glacial) : Les grosses branches ploient.

Allhvass vindur (vent violent) : Les grands arbres se courbent et sont malmenés.

Hvassviðri (grand vent) : Les branches cassent. 

Stormur (tempête): Les arbres se brisent.

Rok (tempête par rafales) : Les arbres sont arrachés avec leurs racines.

Fárviðri (ouragan) : Tout ce qui n'est pas fixé s'envole.

 

Comment estime-t-on la richesse d’une langue ? Au nombre d’entrées dans le dictionnaire ? à sa capacité, par le biais de son vocabulaire et ses expressions idiomatiques, à décrire le monde ? à son élargissement par ajouts successifs issus d’autres langues ? Que devient une langue repliée sur elle-même et qui n’est plus parlée que par un nombre de plus en plus faible de locuteurs ?

 

Réparer. Se réparer. Rabibocher le lien à l’autre. Redonner du sens à son existence en décidant comme Alba d’infléchir sa trajectoire et redéfinir son engagement personnel, dans le calme, sans colère.

 

Si un étranger vient séjourner avec vous dans votre pays, vous ne l'opprimerez point. Vous traiterez l'étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l'aimerez comme vous-mêmes [...]

Lévitique, 19:33

 

Ce peut être, par exemple, en prenant sous sa protection Danyel, réfugié de 16 ans qui, contrairement à ses aînés pressés de repartir vers un pays plus tempéré, montre des dispositions pour apprendre l’islandais et une volonté tenace de rester sur ces terres inhospitalières qu’éclaire une lumière presque irréelle et où Alba, dessinant une filiation inédite, lui offre l’hospitalité d’un foyer ainsi que des raisons de s’enraciner. En islandais, le monde et le foyer ont une même racine ; apprendre une autre langue est aussi une façon d’appartenir à un milieu, d’habiter le monde, de plonger ses racines dans un nouveau terreau, de se donner une nouvelle chance dans la vie tout en s’ouvrant aux autres et à l’essentiel.

 

J’ai emporté

une bouteille d’eau

et mon téléphone

la mer est salée comme les larmes.

(D. 16 ans)

 

J’ai emporté

l’essentiel

une bouteille d’eau

mon téléphone

j’abandonne

ma maison

la tombe de maman

mon chat

le poirier du jardin

la mer est salée comme les larmes

(version corrigée par l’éditeur)


 

À quoi bon délayer ce Poème en fuite dont la brièveté fait la force ? Pourquoi refuser de laisser parler les silences et l’ellipse quand elle est si belle ? Où s’arrête la correction ? Où commence la réécriture ? la dénaturation ? Combien de versions existe-t-il d’une même histoire ?

 

Tout au long de ce court roman, Auður Ava Ólafsdóttir intrigue doucement de multiples affinités et tisse son fil délicat dans l’étoffe universelle.

D’une part entre la nature

 

Aux dires d’Álfur, l'eau de fonte du glacier, ou plus précisément les débris de glace qui descendent la rivière, grignotent chaque année un mètre de la rive.

 

et les langues ;

 

[…] il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues en fonction de la manière dont on compte […] Notre résolution rappelle qu’une langue meurt toutes les semaines (d’autres affirment que c’est toutes les deux semaines). Il meurt une langue tous les vendredis, c’était justement le titre de la conférence d’ouverture […]

 

d’autre part entre les habitants de la petite bourgade à l’écart de tout et les livres universitaires qu’Alba a déposés chez Håkon, grammaires aussi arides que la lande, qui les invitent à s’intéresser aux curiosités linguistiques et aux messages secrets oubliés entre les pages ;

enfin entre les arbres et les hommes, les deux rencontrant pareilles difficultés à faire racines pour prévenir leur chute dans cette terre hostile, enveloppée de nuits interminables et cinglée de vents glaciaux, mais qui curieusement s’avère un refuge sûr, ce lieu que nous cherchons tous d’après Julian Barnes (La seule histoire, Mercure de France, 2018).

 

Tous les arbres d'Éden ont été consolés dans les profondeurs de la terre.

Ézéchiel, 31:16-18

 

La terre d’Islande aurait-elle un pouvoir consolateur ? Quand des murs s’y érigent, c’est pour protéger des intempéries, non pour exclure.

 

Il est tout à fait possible de faire une lecture biblique de ce roman (noter toutes les références est infaisable et ce billet est déjà bien trop long). L’autrice y aborde en peu de pages quantité de sujets au cœur de nos préoccupations actuelles avec une habileté telle qu’Éden échappe à l’effet fourre-tout que l’on pourrait craindre. Assez étonnamment, la narration à la première personne dit le moins possible des motivations d’Alba à agir de la sorte, tout semble aller de soi ; la jeune femme, tournée vers l’autre plus que vers elle-même, est assez avare de confidences, comme jalouse de son intimité et de ses choix. Peut-être pour ne pas encombrer la narration d’éléments qui, après tout, n’auraient que peu d’incidence ? redonner sa valeur au silence ? permettre à chacun de nous, selon son libre arbitre, de décider de ses propres raisons d’agir ?

 

Nous sommes à chaque instant au centre de notre existence.

 

Sous l’éclatant tapis fleuri de sa couverture, créée comme toujours pour Zulma par David Pearson, ce roman, dans l’impeccable traduction d’Éric Boury, est d’un miraculeux réconfort, nous rappelant au passage que 

 

Ce ne sont pas les lieux, c'est son cœur qu'on habite. 

John Milton, Le Paradis perdu

 

Certes l’Éden selon Auður Ava Ólafsdóttir est en péril, toutefois l’autrice a semé entre les lignes de quoi ne pas désespérer tout à fait. 

 

Chaque joie innocente est un reste de l'Éden.

Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir

 

De la joie et de l’innocence, il y a un peu de cela, oui, et bien d’autres choses précieuses dans ce roman délicat, pas sentencieux pour un sou, qui pousse intelligemment à réfléchir. Alors, quand tombent les derniers mots, Tout ira bien, on a très envie de fermer les yeux, de faire un voeu et d’y croire.

 


꧁ Illustration ⩫ Patrick William Adam,Tulips and Forget-Me-Nots, 1928 ꧂


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