Les Épopées minuscules - L'Intimiste
100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire
Sandrine Tolotti
Éditions Premier Parallèle
09/11/2023
352 pages
22,90 €
❝Les petits riens ne sont jamais insignifiants, la beauté foisonne dans l’infime.❞
Sylvie Germain, Petites scènes capitales
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❝Comment parler de ces “choses communes”, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.❞
Georges Perec, L’Infra-ordinaire
Il y a dans les mots de Perec, je crois, ce qui animait — et anime encore bien sûr — Sandrine Tolotti quand elle décida en mars 2019 de créer L’Intimiste, un media par courriel, gratuit et à périodicité bimensuelle. Écrire sur cette chose familière qui nous est chère, bien que nous la perdions souvent de vue : le quotidien et sa constellation de petits riens. Retrouver quelque chose de l’étonnement de nous, enfant ; repenser à l’ordinaire de nos jours qu’autrefois presque rien suffisait à illuminer ou obscurcir ; (ré)apprendre à voir, avec les mots de Ralph Waldo Emerson, ❝le miraculeux dans le banal❞ (Nature, 1836).
Le recueil de 100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire propose un florilège de textes qui ont paru depuis quatre ans aux inspirantes Presses de la lenteur, éditeur de L’Intimiste. Sandrine Tolotti, fureteuse à la curiosité infatigable et contagieuse, nous invite à échapper au fracas de l’actualité mainstream où les news roulent sans amasser mousse, la dernière se périmant à l’instant même où déboule la suivante. Non qu’il nous faille fermer les yeux sur ce qui se passe à l’entour. Concédons toutefois que s’attarder de temps à autre sur des sujets qui offrent un répit et ouvrent une parenthèse agit comme un baume.
❝Assieds-toi au bord du ruisseau et contemple la vie qui passe.❞
Hafez, poète persan du XIVe siècle, cité dans le livre
Il est tentant, voire salutaire de mettre sur pause la grande essoreuse médiatique et prendre le temps de s’intéresser aux petites histoires, aux aventures intimes, d’ajuster la focale pour fixer l’infime soudain magnifié.
Saul Leiter, photographe américain, disait que ❝la vie est faite de ce qui est caché❞. Sandrine Tolotti propose d’ouvrir l’oeil autrement sur le monde en portant à chacune des vies qu’elle raconte l’attention authentique que méritent les gens dits ordinaires quand on les découvre extraordinaires, ce qui la garde de tout voyeurisme.
❝Toutes les vies comptent, tout le temps❞, écrit-elle dès l’introduction. Qui pour la contredire ?
Comme l’année, comme la vie, le recueil suit le rythme des saisons au fil de ses quelque 350 pages. Il s’ouvre au printemps, saison où la sève revient et qui a vu naître la newsletter il y a quatre ans. Chaque mois, placé sous la protection poétique d’un haiku, offre deux grandes histoires avec des miscellanées en guise d’interludes, manières de brèves aisément repérables à leur pimpant fond bleu turquoise.
Le sous-titre de l’ouvrage signale que ces contes sont vrais. Certes, mais cela ne les prive pas de receler leur content de merveilleux et d’inattendu dans le familier. Ils ont été trouvés au hasard des recherches menées par Sandrine Tolotti qui n’a pas sa pareille pour dénicher ce qui devrait faire sens aujourd’hui, et l’écrire pour dépasser l’anecdote en alliant journalisme et littérature, genre que les Anglo-Saxons lisent bien plus volontiers que nous et pour lequel ils ont un nom : narrative non-fiction. (Les pages de notes en fin de volume invitent les lecteurs qui en éprouveraient l’envie à creuser ces histoires.)
Les Épopées minuscules de L’Intimiste sont ces petits riens qui valent la peine d’être partagés ; des histoires, survivantes miraculées d’un monde qui autrement les engloutirait. Les genres abondent — poèmes ; histoires au long cours ; haikus ; citations ; lettres ; listes de courses ; recettes... — aussi bien que les époques, les lieux, les personnes. Toutes choses concourant à en faire un livre ouvert aux vents d’où qu’ils soufflent, mais qui néanmoins frappe par sa cohérence cousue d’émotions sensibles. Des dessins étroitement liés au texte parsèment le volume ; ils sont l’œuvre de Laura Francese dont la simplicité du trait a su restituer la richesse des histoires.
Il est heureusement impossible et peu souhaitable de donner une liste exhaustive des histoires minuscules sublimées par l’écriture pleine d’humour, d’humanité et d’empathie de Sandrine Tolotti dans ce livre épatant. Une table des matières renseigne en fin de volume. À quoi s’attendre alors ? Par exemple à :
✧ voyager de Paris à Kinshasa, Édimbourg, Bologne, Fribourg, Alep, New Haven, Ōtsuchi… ; en Iran, au Japon, en Autriche-Hongrie, en Sicile, en Chine, au Kansas, en Pays Dogon, en Corée du Sud… ;
✧ s’accorder une pause sur un banc public de Camden ou d’ailleurs pour pique-niquer, regarder quels trésors se cachent dans nos poches et sourire d’échapper au lundi, ce mal-aimé ;
✧ croiser des personnes célèbres (Vita Sackville-West, Virginia Woolf, Émile Zola, Homère, Agnès Varda et Jacques Demy, Grandma Moses, Philippe Charlier, J. M. G. Le Clézio et même Garfield !…) et d’illustres inconnus telle Su Min dont le road trip de 80.000 kilomètres au volant de sa Polo blanche m’a durablement ébranlée et donné à réfléchir ;
✧ faire pousser des fleurs dans un palais oublié ;
✧ être éblouis par l’embrasement des érables à l'automne ;
✧ reprendre goût à écrire des cartes postales… ou sur un drap ! ;
✧ voir notre larme rehausser l’éclat des perles du collier de Brenda Phillips ;
✧ regarder passer le temps auprès des Inuits, les photos de The Anonymous Project aussi bien que les vitrines des grands magasins ;
✧ etc.
Les Épopées minuscules redonne un attrait singulier à la quotidienneté. On en émerge le sourire aux lèvres, le cœur chaud et la tête encore étourdie d’avoir rencontré les vies innombrables et majuscules qui y palpitent et dont certaines ressuscitent nos souvenirs, rebondissant sur nos propres épopées minuscules que nous croyions oubliées.
Car ne soyons pas dupes : écrire sur eux, c’est bien sûr écrire sur nous et ❝[parler] de ce que nous sommes❞, Georges Perec encore.
Puisqu’on dit qu’une image vaut mieux qu’un long discours, voici le dessin de Laura Francese choisi pour illustrer le dos du livre. Dans ce fauteuil de bureau dont la grand-voile du dossier se gonfle au vent, il y a tout l’esprit qui souffle dans ces pages de traversées immobiles à la rencontre d’autrui, et presque toujours de soi.
Ces morceaux choisis, sélectionnés avec soin, sont extraits des meilleurs récits parus dans L’Intimiste ces quatre dernières années remaniés à l’occasion de cette publication et, à titre tout à fait personnel, ce que j’espérais sans oser le demander. La newsletter a été et est encore un lien intergénérationnel fort et irremplaçable, ainsi que de complicité avec sa créatrice. Depuis quatre ans, j’imprime pour donner à lire ces histoires autour de moi, à des personnes non connectées ou âgées, souvent les deux — la fracture numérique précipitant hélas la fracture sociale.
Ce livre s’adresse à tous ceux curieux de découvrir ce qui se passe quand rien ne se passe, loin du tumulte ambiant. Il nous invite à traverser la rue pour préférer le trottoir au soleil et nous allège tout en nous enrichissant d’autres vies. Il est à lire dans l’ordre ou pas ; gloutonnement en une seule fois ou en gourmet par petites bouchées ; seul ou en heureuse compagnie.
À offrir. Immodérément.
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꧁ Illustration ⩫ ©Nguyen Phuc Thanh, Dans les rues de Hanoï, 2022 ꧂
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