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Une façon d'aimer, Dominique Barbéris, Gallimard

 

 

 

 Une façon d'aimer

Dominique Barbéris

Éditions Gallimard

208 pages

17/08/2023
19,50 €

 

Beaucoup du charme des hommes est fait de l’ennui des femmes.

Françoise Dorin, Pique et cœur 

Au fond, il faudrait repartir de là, de cette photo posée sur le buffet de grand-mère où ma tante marche dans une rue de Douala en tenant la main de Sophie — la petite Sophie, comme on disait dans la famille, « cette pauvre petite Sophie ».

 

La photo date de 1958 ; on y voit Madeleine, mère de Sophie et tante de la narratrice, dans l’allée des Cocotiers à Douala, ville camerounaise ouverte sur le golfe de Guinée. À cette époque, le pays est encore sous mandat français — l’indépendance sera proclamée le 1er octobre 1960.  À partir de trois fois rien et d’une phrase glissée par sa grand-mère Parles-en donc à ta tante, de ce genre de bêtise. Elle a failli en faire une, et une grosse. Tu gardes ça pour toi, bien sûr, la narratrice se met en devoir de rejouer le passé en reconstituant l’histoire de la jeune femme de la photo, passée [depuis] de l'autre côté du temps.

 

Madeleine est issue du modeste milieu nantais et a suivi son époux Guy alors négociant de la Société des bois du Cameroun. La petite Sophie, enfant intranquille, y naîtra. Ils y passeront quatre ans. La jeune femme a cette élégance un peu froide qui lui donne de faux airs de Michèle Morgan. Avec Madeleine, le mystère est partout et matière à roman. Avant même le départ pour l’Afrique, les questions abondaient déjà. Pourquoi épouser cet homme sans relief ? 

 

Un mariage, c’est comme la mort : on ne peut pas en parler puisqu’on le voit toujours de l’extérieur. Personne n’en connaît le secret.

 

Est-ce parce qu’était venue l’heure du mariage pour cette femme de déjà vingt-sept ans ? Pourquoi à la veille de partir se montrait-t-elle obstinément mutique et d’une froideur hitchcockienne avec lui ? Aurait-elle quitté Nantes et sa vie provinciale si son mariage ne l’y avait pas contrainte ? Qu’éprouvait-elle pour cet homme qu’elle a suivi en Afrique ? Avait-elle envisagé de ne pas l’y suivre ?

 

C’était comme s’il y avait en elle une autre femme que nous ne connaissions pas. Peut-être qu’elle se disait que le silence efface les choses, qu’il les annule. Vois-tu, c’est une question que je me pose aujourd’hui : si on ne parle pas, s’il ne reste aucune trace, est-ce qu’on ne peut pas douter de ce qu’on a vécu ?

 

Des traces pourtant il en reste. Quelques coupures de journaux, des photos jaunies, des bouts de papier sur lesquels se devinent encore des mots et un nom que le temps n’a pas encore effacés. Ce peu-là oblige la narratrice à faire travailler son imagination pour dilater les souvenirs et combler les vides. Il s’agit moins de mémoire que de fiction. Inventer n’est-ce pas forcément mentir ?

 

La monotonie languissante de la vie en Afrique est l’occasion d’évoquer le contexte colonial de l’époque. Les Européens fréquentent peu en dehors de leur petite communauté, se rencontrant le soir à l’Akwa Palace pour boire un cocktail et danser. Ils mènent une vie étriquée où chacun se connaît et tente de tromper l’ennui : un terreau fertile sur lequel les ragots prospèrent.

 

On se fréquentait, on dînait les uns chez les autres, on s'épiait.

 

Cette vie creuse et désabusée ne semble qu’effleurer la jeune femme qui peine à se lier aux autres expatriés, mais dont l’air perdu, provincial décourageant, à la fois sévère et désemparé attire l’œil aventurier d’Yves Prigent, fort d’un exotisme séduisant et d’une assurance que Madeleine n’a pas.

 

Il n'était pas très grand ; des cheveux bruns, peignés en arrière et crantés, le front haut, une chemisette avec des pattes sur l'épaule. Il sourit en fumant. Puis tendit la main à Madeleine : Vous dansez ? Elle s'excusa : Non, je danse très peu, je ne danse pas bien. Mais il insista et il la tira vers la piste.

 

Ce nom retrouvé griffonné sur un bout de papier est à lui seul source de folles hypothèses, car l’histoire que nous conte la narratrice est incertaine. Quand le matériau est pauvre et que les années camerounaises de Madeleine restent une énigme, on bâtit une fiction sans jamais avoir l’assurance que les événements racontés ont un tant soit peu à voir avec ce qui a eu lieu. Et la narratrice d’improviser des promenades dans les rues de Douala ou en bord de mer, 

 

On marchait en silence, m’a dit Sophie. Maman n’a jamais parlé beaucoup. Ces promenades en silence le long de la mer, c’est un de mes souvenirs. Peut-être que le silence est une façon d’aimer  c’est une phrase que j’ai lue, ou que j’ai entendue. Je ne sais plus.

 

des sonneries du téléphone qui secouent la somnolence moite d’une fin d’après-midi, des rencontres de plus en plus régulières et toujours en présence de la petite Sophie et sa girafe, insolites chaperons. Y a-t-il jamais eu autre chose entre Madeleine et Yves que ces sages rendez-vous ? Quels sentiments inconnus jusqu’alors cet homme lui a-t-il inspirés ? Le soulagement d’avoir quelqu’un avec qui tromper son désoeuvrement plutôt que son mari ? d’être enfin regardée ? considérée ? Comment le savoir ? Et cet ultime rendez-vous, auquel après moult tergiversations elle est arrivée en retard, aurait-il pu changer le cours des choses ? De retour à Nantes, Madeleine et Guy resteront bien silencieux sur l’épisode « Yves Prigent ». Le silence est-il une façon de  gommer les choses ?

 

La personnalité de Madeleine, sa froideur surfaite auraient pu entraver ma lecture. J’ai compris heureusement que cette raideur-là était aussi sa façon de résister sans s’effondrer, et cela me la rendue humaine. J’ai enfin éprouvé de l’empathie pour cette jeune femme, devenue en l’espace de quelques mois une épouse, une mère, une expatriée livrée à elle-même, devant endurer des journées languides, toutes semblables et poisseuses d’ennui auprès d’un boy n’ayant de cesse de vanter les qualités de la maîtresse précédente. Cette vacuité, qu’elle ne cherche même pas à occuper, laisse le temps de penser à ce que sera l’avenir et sourdre l’angoisse de vivre dans un Cameroun qui lui est étranger et qu’agitent déjà les fièvres indépendantistes.

 

Est-ce parce qu'il ne reste plus aucune trace, aujourd'hui, de ce monde que le souvenir inocule en moi un secret et permanent chagrin ? s’interroge la narratrice. Il émane de ces pages une mélancolie triste et surannée, portée par une écriture économe, une poésie diffuse et des airs de chansons du temps d’alors. S’y compose l’histoire conjecturale d’une héroïne de roman, une femme en apparence sans histoires, prise en tenaille entre son devoir d’épouse et les désirs qui la consument, entre ce que l’on attend d’elle et ce à quoi elle aspire,

 

[…] je me le demande, moi, ce soir, en écrivant qu’est-ce que c’est : sacrifier sa vie ? Sauver sa vie ?

 

une femme peu douée pour le bonheur et que, pour ma part, j’ai vue au bord du vide. Madeleine a-t-elle existé ou seulement vécu ? 

 

Le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre.

Victor Hugo, Les Châtiments, 1852

 

Je n’ai eu aucun mal à entrer dans les mots de Dominique Barbéris quand elle raconte un pays que les soudaines trombes d’eau lavent de la torpeur tropicale faisant monter de la terre des odeurs entêtantes et taire les myriades d’oiseaux à la nuit tombée ; une époque agitée parvenue à son point de bascule ; une femme de silences, qui reste dans la pénombre comme jalouse de son secret. Est-il possible de recomposer l’histoire d’une personne sans la comprendre, entre fascination et agacement ? 

 

Une façon d’aimer s’achève sans que rien ne soit élucidé, sans avoir tout dit. Ce roman délicat conte une histoire guère exceptionnelle et intentionnellement floue. Et on sait bien que la vérité n’est jamais si désirable que lorsqu’on peut s’en approcher sans s’en saisir tout à fait.

 

Ce livre a reçu le Prix des Libraires de Nancy, le Prix des Journalistes du Point et le Grand Prix du Roman de l’Académie française 2023.


꧁ Illustration - Allée des Cocotiers, Douala, vers 1950 ©Mondadori Portfolio ꧂


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