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Le vieil incendie, Élisa Shua Dusapin, Éditions Zoé

 

 

  

Le vieil incendie

Élisa Shua Dusapin

Éditions Zoé

144 pages

22/08/2023

16,50 €

 

Ce qu'on aura toujours, c'est ce qu'on a perdu.

Ocean Vuong, Le Temps est une mère

J’aimerais savoir ce que ça lui fait [à Véra], de quitter cette maison dont je croyais avoir fait le deuil il y a quinze ans. Je voudrais aller au salon, rapporter les choses entassées dehors, réunir la poussière des fusains, que les murs croulent sous le papier, la cage sous le formage et que la maison empeste pour toujours.

 

C’est l’arrière-saison dans le Périgord. La pluie s’est invitée, les brumes s’élèvent de l’étang et enveloppent le paysage, les feuilles mortes jonchent les chemins forestiers, les cynorhodons parent les branches des églantiers, la lumière décline un peu plus chaque jour. Le père est mort quelques années plus tôt et Agathe revient des États-Unis où elle est partie il y a quinze ans à quinze ans à peine. Véra, sa cadette de trois ans, n’a pas quitté la région. Les deux sœurs ont neuf jours pour vider la maison familiale qui sera détruite, ses pierres remployées à la restauration d’un pigeonnier datant du Moyen-Âge, détruit par un incendie jamais élucidé.

 

Le vieil incendie, quatrième roman d'Élisa Shua Dusapin, toujours aux Éditions Zoé, prend la forme en apparence simple d’un journal daté du 6 au 14 novembre, neuf jours au cours desquels Agathe et Véra vont se retrouver en ces lieux, maison et alentours, chargés de souvenirs qui lentement remontent à la surface et d’événements restant, comme l’incendie, à élucider — le tout contrariant habilement la chronologie du récit.

 

Ce souvenir, Véra l'a-t-elle perdu ? L'ai-je inventé ? Pour moi, il est si lumineux. Mais s'il faut le porter seule, je préférerais l'oublier.

 

La mémoire se joue-t-elle d’Agathe en altérant les souvenirs ? Le passé est partout dans ce roman : dans les pierres des bâtisses, les grottes préhistoriques, comme dans le métier d'Octave, l’ami d'enfance devenu archéologue environnemental.

 

À son habitude, Élisa Shua Dusapin livre un texte court, économe, épuré, à l’intrigue faussement simple qui dissimule un propos dense dont la puissance réside ici dans les silences plus bavards que les mots de ce presque huis-clos — les autres personnages étant peu nombreux et restant le plus souvent indistincts dans l’ombre de l’arrière-plan.

Le silence est celui de Véra, aphasique depuis ses six ans.

 

L’aphasie peut prendre autant de formes que de personnes atteintes. […] Pour l’entourage, l’attitude à adopter reste la même : être patient, poser des questions simples auxquelles on puisse répondre en faisant oui ou non de la tête, parler lentement sans terminer les phrases à la place de l’aphasique, ni corriger ses erreurs. Mais comment faire, avec une enfant, comment différencier ce qui relève du handicap ou de l’apprentissage normal ? Mon père a demandé si la raison pouvait être psychologique. Probablement pas. Cette incertitude reste, je crois, le plus douloureux pour moi. Je n’ai jamais pu cesser de soupçonner Véra de me couper délibérément l’accès à son intérieur.

 

Il est aussi celui d’Agathe après qu’elle a mis un océan entre elle et son passé, en en faisant une espèce de deuil prématuré. Un passé qu’elle fait revivre à présent par un faisceau d’analepses racontant le père doux et conteur d’histoires ; la mère partie sans explication ni retour ; les souvenirs d’école et de patinoire ; les sorties clandestines à l’adolescence et les retours nocturnes à la maison le cœur battant ; les visites aux voisins, à Octave, qui habitent le château du XIIe siècle ; le quotidien laborieux auprès de sa soeur ; la vie auprès d’Irvin resté à New York et dont le silence — encore lui — inquiète Agathe. Se dessine un paysage d’enfance doux-amer, nimbé d’un flou mystérieux qui prive le lecteur d’y voir tout à fait clair.

 

Je n'ai pas de souvenirs d'enfance, écrit Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance, un texte particulièrement dur et déstabilisant qu’Agathe, devenue dialoguiste après avoir été, enfant, la voix de sa sœur, peine à adapter pour le cinéma. 

 

J'ai de la peine à me rappeler que nous avons été indissociables. Nous avions les mêmes timidités, les mêmes craintes de la vie sociale. On ne se chamaillait pas. Notre langue de silences et de cris nous a réunies.

 

Que Véra qui n’a jamais déserté travaille dans la stabilisation des fleurs, empêchant leur fanaison, est également un symbole fort puisqu’elle est la seule à avoir pris soin du père en fin de vie, au moment de son flétrissement.

 

Ces quelques jours à passer à deux, seules dans la maison qui bientôt ne sera plus, ces jours lents à vider les armoires, dépendre les tableaux, décoller les affiches, rouler les tapis, remplir des cartons, empaqueter le passé pour s’en défaire, aller dans le bois tout proche avec son étang pour y cueillir les champignons que Véra connaît et qu’Agathe ignore, seront-ils ceux qui permettent de raviver le lien ou ceux qui actent l’inéluctabilité de la séparation ? 

Que peuvent neuf jours contre quinze ans d’absence ?

 

À la moitié de ton séjour, tu es plus proche de cet arbre que de ta sœur. 

 

Et pourtant, il y a une communication intime qui se recrée au fil des jours, hors des mots. Elle est dans les mimiques déchiffrées sans délai, les gestes à peine esquissés que d’aucuns ne relèveraient pas, mais que toutes deux interprètent avec certitude. C’est un langage silencieux qu’elles ont depuis l’enfance, survivance de leur complicité passée.

 

Le silence est notre langue maternelle.

Samuel Beckett

 

Vider la maison est aussi l’occasion de vider les non-dits, les possibles ressentiments, de faire le tri autant dans les objets que dans les souvenirs que mettent au jour ses retrouvailles en terrain émotionnellement miné. 

 

Tu me reproches de ne pas me confier à toi, Véra, de te fuir. C’est que je ne sais pas quoi dire de moi. Tu ne sais pas toutes les fois où j’ai parlé pour toi, pour que ta vie soit plus douce. Tu te trompes. Je n’ai jamais agi par pitié, mais pour te protéger. Je suis incapable de te parler parce que je n’ai pas eu la force de rester. Je vais repartir, et j’ai besoin de savoir qu’au moins tu ne me détestes pas. Tu ne sais pas combien je t’aime.

 

Enfant, Agathe a toujours protégé sa cadette, faisant parler ses silences, avant de n’en plus pouvoir et de s’exiler aux États-Unis. N’est-ce pas au tour de Véra, que l’on a la surprise de découvrir habile dans son quotidien, de veiller sur Agathe ? Est-il seulement envisageable de briser cette évidente solitude qui les isole et étreint le lecteur ?

 

Si je n'étais pas ta sœur, tu serais amie avec moi ?

Je réfléchis longtemps, veux être sincère. D'une voix aussi douce que possible, je réponds que non, je ne pense pas. Contre toute attente, Véra a l'air soulagée.

 

J’ai lu les quatre romans qu’a publiés Élisa Shua Dusapin à ce jour ; tous sont à pages comptées, d’une grande délicatesse, portés par une écriture sans fioritures ni bavardage, à mille lieues de la densité du propos. J’ai retrouvé dans Le vieil incendie la fausse simplicité avec laquelle l’autrice questionne profondément notre relation à l’autre, l’autre comme double possible ; l’altération de la mémoire ; la langue et son étrangeté, tels les virelangues et trompe-oreilles (Puy Geoffroy glissant vers Pigeon Froid) ; le langage comme refuge malgré le refus parfois de parler, et l’épaisseur des silences que les mots sont impuissants à trouer.

 

Quel territoire ? Un territoire on l'investit, on le défend, on le partage, on le détruit. Je n'en ai pas sauf ma langue, ma langue refuge dont les mots se cognent aux murs et se disloquent.

 

Autant de sujets qui traversaient déjà ses précédents ouvrages et qui, je me rends compte, le recul aidant, constituent le fil rouge et la force de son oeuvre publiée jusqu’à présent.

En choisissant la narration à la première personne dont elle évite tous les écueils y compris le pathos outrancier, Élisa Shua Dusapin invite le lecteur à épouser les moindres pensées d’Agathe.

C’est l'automne et la fin d’une époque. La saison et l’histoire s’accordent. Rien n’est surjoué dans les pages du Vieil incendie où, au moment de se dire adieu pour partir dans des directions opposées, point l’angoisse de devoir faire un ultime deuil, celui de l’autre, de cette sœur enfin retrouvée, qui anéantirait tout. 

 

En 2023, ce roman est lauréat du prix Wepler-Fondation La Poste et du prix Fénéon.


꧁ Illustration ⩫ Ursula Schichan, Baies d'automne, 2015 ꧂


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