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L'amour, François Bégaudeau, Verticales

 

 

 

L'amour

François Bégaudeau

Éditions Verticales

96 pages

17/08/2023

14,50 €

 

 

It’s not easy to write about nothing.

Patti Smith, M Train

Jai voulu raconter l'amour tel quil est vécu la plupart du temps par la plupart des gens : sans crise ni événement. Au gré de la vie qui passe, des printemps qui reviennent et repartent. Dans la mélancolie des choses. Il est partout et nulle part. Il est dans le temps même.

(extrait de la 4e de couverture)

 

L’amour. Existe-t-il en littérature sujet plus remâché ? L’Amour : ses fulgurances, ses élans, ses hoquets, son ivresse, ses emballements, ses compromis, ses jalousies, sa violence, ses cruautés. L'Amour est fou et grand — ou n’est pas ; sa fougue toute contenue dans la majuscule de son A. On ne voit que lui à chaque page ou presque, qui se laisse prendre dans le tourbillon de la vie et de sentiments contrariés, vit les hauts et les bas du grand huit de la passion. L’Amour refuse la mesure, il pense à l’instant et à léternité, mais jamais à la durée.❞  Friedrich Nietzsche

 

Prenant l’exact contre-pied, François Bégaudeau raconte en quatre-vingt-dix pages un amour autre, un amour rarement donné à lire, un amour sans majuscule ni revirements extravagants. L’amour s’échappe souvent dans la fiction, mais pas chez lui. L’amour du titre est celui qui unit Jeanne et Jacques aussi sûrement que l’allitération de leurs prénoms : Jeanne-et-Jacques, deux inséparables jusqu’à ce que la mort les sépare, encore que... Il dit le temps qui passe (la photographie de couverture est de Philippe Bretelle), la vie d’un couple ordinaire, son quotidien qui s’écoule, simple et routinier, dans un roman qui lui aussi s’écoule sans dramatisation aucune, évitant adroitement la découpe en chapitres et le maniérisme syntaxique. Simple, vous dis-je.

 

Il y a de la douceur dans les routines qui font passer le temps, les douleurs, et la vie.

Marie-Hélène Lafon, Nos vies (Buchet-Chastel, 2017)

 

Le plus cocasse dans tout cela, c’est que Jeanne et Jacques auraient pu ne pas se rencontrer. Elle, veilleuse de nuit à la réception d’un hôtel, aidait sa mère à faire le ménage au gymnase et en pinçait pour un basketteur, un certain Pietro qui entretenait une liaison avec la femme du vétérinaire. Lui travaillait comme maçon auprès de son père qui passait son temps à houspiller ce fils montrant bien peu de dispositions pour le métier.

 

Le hasard écrit de nombreuses histoires d’amour.

Alice Ferney, Cherchez la femme (Actes Sud, 2013)

 

Celle de Jeanne et Jacques a le goût tranquille d’un amour entre jeunes gens dans leur vingtaine au milieu des années 1970, tous deux employés de la classe moyenne, en province. Un amour que l’on ne remarque pas, qui ne fait pas de bruit — ou si peu, ne s’épanche pas en déclarations tapageuses — amour n’apparaît qu’une fois ailleurs que dans le titre, dans la lettre de Saint Paul lue lors du mariage de leur fils, si ma mémoire ne me trahit pas. Un amour terre-à-terre sans que ce soit péjoratif, préférant se traduire dans les gestes et attentions du quotidien, dans les chamailleries passagères face aux manies de l’un et mesquineries de l’autre, 

 

Jacques énerve Jeanne à mettre des cornichons avec tout, à manger la peau du saucisson sec, à remettre un tee-shirt sale, à pas couvrir son crâne d'œuf à la plage, à laisser un rhume traîner plutôt que de prendre des antibiotiques, à dire un espèce de, à dire il mouille plutôt qu'il pleut, à dire car pour bus, à se moucher dans du Sopalin, à se tenir les mains sur les hanches que ça fait ressortir sa bedaine, à lancer les grillades de barbecue trop tôt, à laisser Bill entrer dans la salle d'eau, à piétiner dans la cuisine alors qu'il n'a rien à y faire puisque monsieur n'en fout pas une.

Jeanne énerve Jacques à répéter qu'il n'en fout pas une alors que dès qu'il aide elle l'engueule, à nager la tête hors de l’eau pour garder les cheveux secs, à sortir l'aspirateur pour une miette, à prendre un médicament pour tout, à poser son bol de chicorée à même la table basse, à donner les réponses à l'adversaire au Trivial, à oublier les règles du rugby à mesure qu'il les lui explique, à emmener Bill au véto tous les quatre matins, à boucler sa ceinture de sécurité une fois la Mégane déjà lancée, à laisser les clés sur le tableau de bord, à ne fumer que la moitié de sa cigarette, à se couvrir de citronnelle contre les moustiques.

 

dans les compromis, dans les non-dits, dans les petits événements plutôt que dans les grands bouleversements qui pourtant ont jalonné cinquante années d’une vie passée dans ce gros bourg proche de Cholet, Maine-et-Loire.

 

J’ai aimé que François Bégaudeau joue de l’intertextualité et de la mise en abyme pour se rire de la grandiloquence des histoires d’amour, celles que l’on trouve à grand renfort de clichés dans les pages d’un livre ou sur grand écran. J’ai aimé qu’il recoure à l’ellipse pour laisser le lecteur décider de ce qu’il y aurait à lire et qu’il n’a pas écrit. Cependant, si je ne devais retenir qu’une seule scène ce serait celle dans la cuisine entre l’inconnue en tailleur et Jeanne alors que se prépare une tarte aux pommes. C’est un modèle de scène d’une simplicité étonnante, toute en tension contenue dans un air épaissi, un air à couper au couteau que chacune a en main. Désarmante dans sa chute. Je n’en dis pas plus ; elle est à la page 65.

 

Dans ce court roman, l’amour est déroutant et familier, banal et sublimé, sans prétention ni artifice, essentiel et fort. À cette époque juste avant la grande accélération, le temps, obstiné, passe imperceptiblement, marqué par le tic-tac de la pendulette en cuivre sur le buffet et quelques balises — le catalogue de la Redoute, les concerts de Richard Cocciante, les fesses de Polnareff qui s’affichent en 4 par 3, la Supercinq, puis la Mégane qui glissent sur les nationales, les vacances en camping-car, le premier ordinateur, la série télé du moment, etc. — ainsi que par des phrases dont l’art du raccourci fixe en quelques mots plusieurs années. À travers la vie de Jeanne-et-Jacques, le regard photographique de François Bégaudeau montre l’évolution de la classe moyenne française ces cinquante dernières années.

 

Il n’est pas facile d’écrire ce qui se passe quand rien ne se passe, une vie que rien ne semble vouloir distinguer d’une autre, dont les aspérités sont si peu nombreuses qu’elles ne retiennent presque pas de matière à raconter. François Bégaudeau y réussit pourtant dans ce récit empreint de mélancolique nostalgie. Preuve qu’il n’est pas besoin que l’amour soit follement romanesque pour en faire un roman à la puissance discrète et bouleversante.


꧁ Illustration ⩫ Daniele Levis Pelusi ꧂


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