Nevermore
Cécile Wajsbrot
Le Bruit du temps
216 pages
19/02/2021
19 €
❝La traduction est un questionnement permanent : quel degré de liberté on s'autorise à prendre avec le texte pour en rendre le contenu, la teneur, mais aussi la musicalité. Parce que dans tout texte, il y a ce qui est écrit et puis ce qu'il y a entre les lignes, la multitude de sens.❞
Céline Curiol
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❝La traduction est une science inexacte, une tentative, toujours, non vouée à l’échec mais à l’imperfection. D’une langue à l’autre, la barque du passeur se heurte à des obstacles, qu’elle affronte ou contourne, des vagues ou une simple houle, des courants contraires ou porteurs. C’est une traversée avec un point de départ et un point d’arrivée mais de l’un à l’autre, une seule personne connaît le voyage et ses écueils, celle qui en a parcouru toutes les étapes.❞
Nevermore de Cécile Wajsbrot au Bruit du temps est un livre singulier ; il y est question de temps qui passe et ne semble jamais aller à la bonne vitesse, de disparitions fantomatiques, de dévastations passées, de créations et de renaissances, vus par le prisme de la traduction. Car la narratrice, anonyme, est traductrice. Elle a présenté au jury un projet qui a été retenu : traduire un texte sur la dévastation du temps dans une ville autrefois dévastée par la guerre ; concrètement, traduire en français Time passes, les quelque vingt pages centrales de To the Lighthouse (1927) de l’Anglaise Virginia Woolf, dans un lieu allemand jadis délabré comme l’est la maison de campagne des Ramsay laissée dix ans à l’abandon sur l’île de Skye dans l’archipel des Hébrides intérieures. Avec en poche la bourse de travail qu’on lui a octroyée, la narratrice est partie s’isoler quelques semaines dans une chambre quasi monacale à Dresde, ville de l’ex-Allemagne de l’Est que les bombardements alliés ont presque entièrement détruite durant deux jours de février 1945.
Nevermore emprunte sa forme à une partition musicale — un prélude et une coda avec, entre les deux, sept chapitres et autant d’interludes.
Dans les sept chapitres, celle qui dit Je est floue, comme enveloppée de la brume qui descend sur les rives de l’Elbe qu’elle fréquente à la tombée du soir. Floue, elle le restera, ainsi que les autres personnages — rares — du roman, telle cette amie écrivaine morte récemment qu’elle croit apercevoir à plusieurs reprises et qui marche souvent à ses côtés et vient parfois à sa rencontre.
❝Ne pouvais-je l’apercevoir et lui parler que dans des lieux intermédiaires, entre deux rives, deux mondes, entre présent et passé ?❞
Par contre, la ville est un personnage bien plus net que les personnes croisées ne le seront jamais.
❝C’était comme si la ville venait me visiter, ses ombres surtout – je veux dire les figures du passé, […] comme si le soir, au bord de l’Elbe, les siècles venaient se rejoindre. Il me semblait être sur le point de comprendre quelque chose, mais quoi ?❞
De fait, il n’y a guère plus de personnes dans Dresde qu’il n’y en a dans Time passes. Mais qu’importe de savoir à quoi ressemblent ceux croisés par la traductrice au cours de ses déambulations dans une ville où elle ne connaît personne et où personne ne la connaît, dans une ville qui ❝s’attache à conserver la mémoire d’une nuit de bombardement aérien […] en même temps qu’elle s’emploie à l’effacer en reconstruisant à l’identique les édifices qui firent sa gloire❞, quand ce qui donne sa texture au récit est l’accès à ses émotions, à ses soliloques et questionnements intérieurs, à son travail d’une exigence patiente, pointilleuse jusqu’à l’obsession sur le texte de Woolf pour en restituer toute la puissance poétique préfigurant Les Vagues qui paraîtra quatre ans plus tard, en 1931.
La traductrice travaille sur Time passes tel qu’en sa version de la collection Berg conservée à la New York Public Library, qui regroupe les carnets et les journaux intimes de Virginia Woolf, mais aussi une partie conséquente de sa correspondance, de ses poèmes ainsi que des documents et des effets plus ou moins insolites. On est conviés à suivre au plus près le cheminement de la traduction en cours ; c’est tout à fait fascinant de voir les diverses et imparfaites tentatives de transposition en regard de la phrase woolfienne mise en italique. Elles sont le fruit des doutes et immanquables tâtonnements, du désarroi passager de la narratrice quand le texte de Virginia Woolf se montre rétif à toute restitution en français, tant dans les mots que le rythme.
❝Aller où personne n’est encore allé, explorer, découvrir. J’aurais aimé pouvoir écrire et aller au hasard des chemins non balisés, puis travailler, retravailler pour les transformer en paysage. Mais je n’ai jamais su, je n’ai jamais essayé, je me suis dirigée vers autre chose, le passage, la transcription, la tentative de restituer un texte écrit dans une autre langue, au plus près. Et c’est ce que j’essaie de faire, ici, à Dresde.❞
Traduire est une grammaire de nuances. C'est trouver une voix et une voie.
❝Où siège la mémoire des voix ?❞
C’est aussi trouver une mélodie, d’où la forme judicieuse du roman empruntée fort justement à la musique. L’envie de risquer notre propre ébauche de version nous titille, du moins m’a-t-elle titillée !
Récits de disparitions et de renaissances, les Interludes, eux aussi au nombre de sept, nous font traverser l’Atlantique. Ils sont consacrés à la High Line située dans le Meatpacking District de New York. Cette ancienne voie ferrée construite en 1930 et affectée au transport des marchandises sera abandonnée à l’orée des années 1980 pour être réhabilitée en promenade plantée d’arbres et d’œuvres d’art au début des années 2000.
Quand elle ne traduit pas, la narratrice marche dans la ville selon des géographies improvisées et incertaines, s’arrête dans un bar, observe, s’échappe en pensée vers d’autres lieux eux aussi un temps abandonnés et à présent en voie de guérison, telles la zone d’exclusion autour de la centrale de Tchernobyl que la faune et la flore reconquièrent peu à peu, ou l’île de Hirta en Écosse entièrement vidée de ses habitants en 1930 avant de devenir une base occupée par des scientifiques et militaires trente ans plus tard. Tous lieux où, à un moment ou à un autre, se sont ❝manifest[és] les signes de l’absence❞, comme dans la maison familiale de l'île de Skye qu’à ce point de la traduction, Mrs McNab et Mrs Bast secouent de son sommeil poussiéreux, car les Ramsay ont annoncé leur venue imminente dans cet endroit pris d’un fouillis végétal qu’éclaire l’intermittence du faisceau du phare.
La musique, non contente de donner au récit la forme d’une partition, accompagne la lecture et augmente le propos : le Cantus in memoriam Benjamin Britten d’Arvo Pärt pour la consolation, La Cathédrale engloutie de Debussy et Les Hébrides (La Grotte de Fingal) de Mendelssohn pour le ressac des mondes disparus, Les Cloches de Rachmaninov pour la pulsation qui bat dans ces pages. Le glas ou la vie ?
Nevermore instaure un dialogue permanent entre la matérialité de la vie à Dresde et les émanations fantomatiques, entre les errances de la narratrice et les errements de la traduction en chantier ; une manière de passerelle pour emporter les mots de Virginia Woolf dans une autre langue, ainsi que de tenter de saisir la volatilité de l’instant en lui apportant cohérence.
Ce livre en tout point passionnant n’est réservé ni aux fervents de l’univers woolfien ni aux traducteurs ; allez-y sans crainte, avec une curiosité confiante.
❝Avant, je n'avais pas conscience de la confiance qu'il faut, par exemple, pour acheter un livre et le ranger dans sa bibliothèque en se disant, je le garde pour plus tard, ou commencer et puis le reposer, sentant que le moment n'est pas encore venu. La confiance qu'il faut pour se dire plus tard. Pour penser qu'on pourra. Qu'il ne sera pas trop tard.❞
Puis rouvrir La Promenade au phare...
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꧁ Illustration - Johan Christian Clausen Dahl, La Lune au-dessus de Dresden, 1842 ꧂
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