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Les Confins, Eliott de Gastines, Flammarion

 

 

 

Les Confins

Eliott de Gastines

Flammarion

284 pages

09/02/2022

19 €

Premier roman

J'ai lu n° 13731, 01/03/2023

 

La construction de routes et de remontées mécaniques supplémentaires est-elle vraiment nécessaire en montagne, quand on sait qu’elles sont la cause principale des dommages environnementaux en dehors des zones urbanisées ? Il ne s’agit pas seulement de la survie de nombreuses espèces animales et végétales, mais aussi de la sauvegarde de valeurs comme la grandeur, le silence, l’harmonie et le danger, sans lesquelles la montagne perdra à nos yeux tout intérêt.

Reinhold Messner, Urgence ! Il faut sauver les montagnes

Le jeune homme se prénommait Bruno, et nous pourrions le présenter comme le héros de cette histoire. Simplement, ce serait assez malhonnête. Car des qualités qu’on prête habituellement à un héros, Bruno n’en possédait pour ainsi dire aucune. Des événements à venir alors de cet hiver 1984, il allait être plus prosaïquement le responsable. Ou après tout, la victime… Mais il est sûrement trop tôt pour en juger, et chacun pourra se faire une idée au terme de ce récit. Car pour la première fois, chacun saura ce qui s’est vraiment déroulé là-haut. Aux Confins.

 

Les Confins, premier roman d’Eliott de Gastines, joue sur deux époques distantes de vingt ans et sur une façon remarquable de conduire l’intrigue pour un roman qui choisit de ne pas choisir entre thriller, roman noir ou polar, qui multiplie les allers-retours entre 1964 et 1984, laissant les souvenirs comme les informations suinter de telle sorte que le drame pressenti dès le prologue s’élucide peu à peu. En effet, le narrateur omniscient affichant d'emblée sa connivence avec le lecteur ne fait aucun mystère : durant l’hiver 1984, Les Confins, village d’altitude isolé du reste du monde du 1er novembre au 1er avril, a été le théâtre d’évènements dramatiques.

 

Remontons au mitan des années 1960. Georges Pompidou est Premier ministre quand l’État français décide de lancer un Plan neige pour tous ses massifs. Il s’agit d’attirer les skieurs, tant français qu’étrangers, en leur proposant des stations, sortes de banlieues d’altitude moches et sans âme, dotées d’hébergements en nombre et d’infrastructures aussi fonctionnelles que coûteuses. L’or blanc ainsi mis à la portée de tous, il ne fait aucun doute que les devises étrangères afflueront, que les populations autochtones préfèreront rester plutôt que de quitter les montagnes pour s’en aller trouver du travail dans les vallées.

 

Le massacre était non seulement environnemental, esthétique, mais il était aussi social. Avec quel mépris avait-on traité tous ces paysans, c’était impensable. Il fallait encourager les fermiers à devenir cuisiniers, les ouvriers agricoles à devenir perchmans, les jeunes débrouillards à devenir skimans. Les désœuvrés ou ceux dont le corps était cassé par les travaux de la ferme, ceux-là seraient très bien derrière les guichets.

 

À cette période-là, de tous leurs mètres cubes de béton frais, les stations de La Plagne, Avoriaz, Tignes, Isola 2000, La Mongie s’arriment aux versants des montagnes qui se transforment pour le pire sous les assauts des bulldozers, au mépris de l’environnement que l’on dégrade et des habitants que l’on exproprie sans ménagement, mais non sans avoir lancé quelques subsides. 

La frénésie de profiteurs sans scrupules défigure le paysage montagnard.

 

Les remonte-pentes pour débutants se reproduisaient comme des lapins. Plus haut, les télésièges venus des États-Unis quadrillaient le domaine skiable et nourrissaient les fantasmes des promoteurs par leur capacité à promener du couillon en nombre. Clou du spectacle, la gare de téléphérique venait d'être achevée. Plus haut encore, les self-services attendaient de dévorer les portefeuilles de futurs skieurs pressés d'en 'profiter davantage'.

 

Dès le prologue, on sait que le beau projet que nourrissait en 1964 Pierre Roussin, architecte lyonnais —  un étranger donc pour ceux du cru — a fait long feu après que les retards administratifs aussi nombreux que les accidents de chantier ont mis un terme définitif aux trop rares bien que prometteuses avancées.

 

En 1964 donc, Pierre Roussin s’installa aux Confins avec d’ambitieux projets. Il allait devenir le fondateur de la SHVC – la Société de la Haute Vallée des Confins -, destinée à réaliser les aménagements nécessaires à l’érection d’une station de tourisme élégante, dans le respect de son environnement premier. […] Les défis étaient nombreux, le projet a priori surréaliste. Mais sa vision et son énergie en viendraient à bout, croyait-il. Ce serait l’œuvre de sa vie.

Il ne pouvait s’imaginer tout perdre en ces lieux.

 

Vingt ans plus tard, son fils Bruno revient passer l’hiver aux Confins, dans le chalet de la Balme où il a vécu enfant et que son père avait arraché alors au nez et à la barbe d’Émile Empereur dont la rancœur est encore vive. Avec Corinne sa compagne, Bruno a profité du dernier bus avant la fermeture de la D 132, unique route à desservir le village qui va vivre replié sur lui-même jusqu’au premier jour d’avril. En effet, rares sont les habitants à faire le choix de rester dans cet endroit coupé du monde pendant les mois les plus rudes. Cet isolement est précisément ce que Bruno, plagiaire d’un premier livre qui a connu le succès, cherche pour écrire le second roman que lui réclame son éditeur. Mais il se pourrait bien que cette version officielle cache d’autres desseins.

 

L’écrivain avait plus d’un projet pour l’hiver. Sa venue aux Confins ne concernait pas seulement l’écriture d’un roman. Les événements allaient pourtant dépasser la vengeance qu’il se croyait capable d’assouvir. Ou, disons-le autrement, le cours des choses était en passe de rejoindre un dessein qu’il n’avait pu s’avouer consciemment. À la sauvagerie des lieux s’ajouterait bientôt celle des hommes ici réunis…

 

Au village au-dessus duquel la brume est tristement suspendue quand le jour vieillit, tous scrutent les nouveaux arrivants avec circonspection et une pointe d’angoisse que l’alcool qui vient à manquer ne peut hélas anesthésier — cette année, le camion assurant le dernier ravitaillement pour l’hiver n’est bizarrement pas monté au village. Il faut dire qu’eux savent pourquoi l’élégante station à taille humaine, respectueuse de l’environnement que Pierre Roussin voulait inscrire dans le paysage, n’a jamais vu le jour.

 

Nom de Dieu, ils étaient tous dans le coup.

 

Les Confins était et est encore un repaire de belles ordures. Avec à leur tête Émile Empereur et ses alliés, tous plus cupides et manipulateurs les uns que les autres, prodigues en coups bas et mauvais.

 

La narration à deux temporalités, les faits distillés à l’avance et de manière tout à fait inhabituelle et attrayante pour un thriller, les spectres d’antan qui reviennent hanter les vivants, le ton distancié et sarcastique du narrateur qui prend le lecteur à partie, les images nettes qui se forment dans notre esprit grâce au sens de la formule de l’auteur, sont autant d’éléments qui créent un effet de réel et installent l’atmosphère pesante du huis-clos, et nous ferrent pour ne plus nous lâcher. Les Confins est un habile roman noir qui déplace les attentes du lecteur, qui sait ce qu’il s’est passé, mais en ignore les tenants. À mesure que les esprits s’échauffent, le rythme s’emballe et les pages se tournent presque toutes seules, tant on est avides de découvrir où mènent les révélations et rebondissements en cascade. Certes, on pourra faire le reproche que la fin est quelque peu excessive — ça pétarade à tout va, ça part en tous sens — et que les personnages, les hommes comme les femmes, n’échappent pas toujours à un manichéisme monolithique et facile. Mais cela n’entame en rien le plaisir évident que l’on prend à lire cette histoire de froide vengeance racontée sur un ton divinement jubilatoire où grince l’ironie.

 

L’autre intérêt du roman est de mettre en perspective les projets d’alors, ce qu’ils sont aujourd’hui devenus, ce qu’ils deviendront demain au moment où le modèle économique du tourisme hivernal, s’il veut rester viable, est condamné à se réinventer. Une invitation à prolonger la réflexion.

 

La carte en début d’ouvrage est bienvenue pour se repérer dans la vallée du Miroir et les villages s’étageant entre Bourg-Le-Beauregard et Les Grands Mignes.


꧁ Arrière-plan ⩫ © Reinhard Rosar ꧂


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