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Mourir avant que d'apparaître, Rémi David, Gallimard

 

 

 

Mourir avant que d'apparaître

Rémi David

Gallimard

176 pages

25/08/2022

18 €

Premier roman

Aimer, ce n'est pas emprunter des routes toutes tracées et balisées. C'est avancer en funambule au-dessus de précipices et savoir qu'il y a quelqu'un au bout qui dit d'une voix douce et calme : avance, continue d'avancer, n'aie pas peur, tu vas y arriver.

Philippe Besson, Se résoudre aux adieux

Abdallah eût aimé que Genet puisse sentir à son égard cette sorte d’admiration qu’il éprouvait pour lui depuis plusieurs semaines, depuis sa rencontre avec lui. Il comprit tout à coup qu’il y avait peut-être là comme une porte d’entrée, alors il se reprit :

— Si, je crois, j’aimerais bien devenir un funambule.

 

Le titre du premier roman de Rémi David, Mourir avant que d’apparaître, est emprunté au poème Le Funambule que Jean Genet écrira au printemps 1957 et dédicacera à Abdallah, son amant rencontré deux ans plus tôt. Rémi David resserre son texte autour des quelques années que Genet partagea avec Abdallah Bentaga, jeune acrobate marocain croisé dans le salon d’Olivier Larronde où se pressait alors le Tout-Paris des Lettres et des Arts, et où Abdallah, quasi illettré, venu là presque par accident, se sentait perdu.

 

Jean de toute évidence était différent des autres convives. Il parlait avec simplicité. Abdallah comprenait parfaitement ce qu’il disait et ne devait pas chercher des parades pour cacher son inculture car Jean, contrairement à ceux qui l’avaient abordé près du buffet, ne parlait pas de livres mais de tout et de rien. Il devait lui aussi venir d’un autre monde que celui des brillants, des Parisiens, des intellectuels.

 

En 1955, la source Genet est tarie. Il n’écrit presque plus et publie moins encore. Rien, en tout cas, depuis Les Bonnes et Haute surveillance, parus à la fin des années 1940.

 

Mais ce qu’on ignorait, c’est qu’il n’écrivait plus, désormais, une seule ligne, quoi que ce soit de potable à ses yeux. Rien. Non, rien depuis six ans et c’était la raison qui lui avait fait fuir le salon d’Olivier. […] Célébré de toutes parts, il n’était plus nulle part et se sentait à la fois minable et rétréci, bloqué, stérile, honteux.

 

L’arrivée d’Abdallah dans sa vie est peut-être l’étincelle qu’il manquait jusque là à Genet. Les années que cet homme qui aime les hommes qui aime les femmes va passer auprès du jeune acrobate de 26 ans son cadet seront fécondes. Il faut dire que ces deux-là ont beaucoup en commun. Entre Genet, pupille de l’État, né de père inconnu et abandonné par sa mère à l’âge de 7 mois et Abdallah confié au cirque Pinder par sa mère incapable de le nourrir après son veuvage, il y a certainement un peu de cette reconnaissance disciplinée❞ chère à Marc Chénetier.

 

Abdallah devenait le fils que Genet n’avait pas, lui se faisait le père que le garçon n’avait pas, pas plus que Genet n’en eut.

 

Quand il rencontre celui qui va devenir son Pygmalion, Abdallah a déjà sillonné les routes au gré des représentations données par Pinder ; Genet, à sa façon, est lui aussi un nomade, écrivain sans domicile fixe, ni compte en banque, ni bureau auquel s’asseoir pour écrire. Sa réputation sulfureuse ne le suit pas, elle le précède. Ses prises de position récusant toute nuance, ses éloges de criminels tel Maurice Pilorge pour lequel en 1942 il a écrit Le Condamné à mort, ses propos sur le nazisme et l’antisémitisme dont l’équivoque nauséabonde aujourd’hui encore alimente la controverse font que Genet choque la bonne société autant qu’il éblouit le milieu littéraire, et plus largement artistique, de Giacometti à Cocteau et Sartre.

 

L’homme veille à entretenir son ambivalence et toute son œuvre évolue ainsi sur un fil, ce que montre peu Rémi David et c’est bien dommage, parce que son attention est toute tendue vers un autre fil, à 10 mètres du sol, sur l’âme duquel Genet a l’ambition de bâtir sa légende.

 

Genet ne se contentait jamais, quand il aimait, de vivre avec quelqu’un. […] Il s’agissait plutôt, grâce à l’amour, de créer quelque chose qui, jusqu’alors n’était rien. Faire quelque chose de quelqu’un.

 

Même s’il prévient le lecteur que son roman est une œuvre de fiction et en aucun cas celle d’un historien, il n’est pas contestable que Rémi David, remontant à la source de plusieurs matériaux biographiques, s’est livré à un travail de recherche méticuleux qui lui permet de retranscrire avec une chronologie tout à fait limpide les différentes étapes de la relation qu’ont entretenue les deux hommes, de la fascination des débuts et des premiers succès jusqu’à la seconde chute d’Abdallah qui le contraindra à renoncer à sa carrière artistique ; de l’emprise que Genet, inflexible et loin de la douceur vantée par Philippe Besson en exergue, aura sur sa créature et son destin

 

Genet, lors des entraînements, ne pardonnait rien à Abdallah, ne laissait rien passer. Son numéro était absolument splendide : pour Genet, ça n’était pas assez, ça n’était pas parfait. Il était Pygmalion, il sculptait Abdallah tout comme Giacometti sculptait une statue.

 

jusqu’à son éloignement quand Jacky Maglia, pilote automobile, entrera dans sa vie, sa jeunesse fougueuse détrônant le funambule blessé et tombé en disgrâce en même temps qu’il tombait de son fil pour la seconde fois.

 

Quand il vint le rejoindre en Grèce, Abdallah pour Genet était devenu, déjà, un livre refermé. Elle est toujours cruelle, douloureuse et injuste, la perte des sentiments que l’on éprouve pour quelqu’un. Ils sont là, ils sont tout et soudain, sans qu’on [n’]y puisse rien, ils s’envolent, ne sont plus rien.

 

De Genet, je ne sais pas grand-chose, à peine ce que j’ai retenu de mes cours universitaires. De sa relation avec Abdallah, encore moins. De leurs errances à travers l’Europe pour qu’Abdallah échappe à la conscription, pas plus. Je confesse que le peu d’œuvres que j’ai lues n’ont jamais eu sur moi ce pouvoir de séduction qu’elles semblent avoir sur d’autres, et l’homme ne m’a jamais intéressée au point de poursuivre sa lecture au-delà de ce qui m’était imposé. Et ce n’est pas Rémi David, quand il le décrit sec, odieux, sévère, forçant toujours l’autre au dépassement de soi, qui me fera amender mon avis.

 

Ne risquait-il pas de le pousser trop loin ? D’exiger trop de lui ? D’oublier que cette œuvre qu’incarnait Abdallah n’était pas, pour une fois, faite d’encre et de papier mais de chair et de sang, de chutes et d’accidents possibles ? Et Abdallah lui-même, qui voulait tellement voir l’admiration dans le regard de Genet, ne risquait-il pas, aussi, de s’oublier ?

 

Genet apparaît comme un homme absolu, intransigeant, volontiers grossier, profitant impunément de l’adulation de certains, telle Monique, secrétaire chez Gallimard, qui le vénère au point de courir Paris à la recherche de ses indispensables somnifères et de ne pas regimber quand, sans raison aucune, il saccage la pile de feuillets dactylographiés qu’elle devra patiemment retaper.

 

Elle [Monique] était si près du soleil et, pour le bonheur de s’en approcher, acceptait beaucoup de ce qui eût semblé, à bien d’autres inacceptable.

 

Genet a une façon bien singulière et parfaitement détestable de penser son rapport à l’autre, d’exister à travers l’autre. Démiurge tout-puissant, aussi peu reconnaissant qu’antipathique, tel un soleil noir, il attire et brûle tous ceux qui gravitent autour de lui. Il a décidé qu’Abdallah serait un funambule magnifique et ses exigences jamais satisfaites conduiront le jeune homme par deux fois à la chute et à l’hôpital. Abdallah blessé, incapable de remonter sur le fil, est-ce une raison suffisante pour que Genet renonce à son rêve ? À moins qu’il ne trouve un autre homme à la glaise jeune et encore malléable pour être sculptée et lui permettre de  continuer d’exister ?

 

Et Genet remplaça Abdallah

 

par Jacky dont chaque coupe, chaque victoire, chaque circuit, chaque course [sera] comme une part de son œuvre.

Abdallah, délaissé, se suicidera en 1964 avalant les somnifères de Genet, lequel, étonnamment affecté, fera une tentative de suicide trois ans plus tard. Le funambule aurait-il entraîné l’écrivain dans sa chute ?

 

À n’en pas douter, le travail documentaire auquel Rémi David s’est attelé est conséquent. Malheureusement, à aucun moment il ne m’a été permis d’oublier qu’il s’agit là d’un travail. Agrégeant le résultat de ses recherches, immenses, sur cette histoire d’amour et d’emprise peu commune, l’auteur écrit un texte indéniablement intéressant pour les profanes dont je suis, mais ennuyeux parce que besogneux. La faute, je crois, à ce qu’il ne parvient jamais à se détacher de l’important matériau biographique à sa disposition pour se le réapproprier et le réinvestir dans la forme d’un roman promise en première de couverture par l’éditeur. Partant, Mourir avant que dapparaître, empesé, tient plus du compte-rendu sans âme et peine à faire œuvre romanesque.

En outre, le style m’a laissée circonspecte. Appliqué, sans distance, comme écrasé par son sujet. Quel but de saupoudrer des mots qui dissonent dans le contexte ?

 

son corps [de Genet] de quarante ans passés qui avait perdu tout son peps [...]

lui [Abdallah] était désormais addict à deux choses : au fil et à Genet.

 

L’auteur a-t-il voulu rendre un hommage perceptible sans être trop appuyé au style Genet, mélange d’argot et de sophistication, de crudité et de conversation de salon ; un style habile à passer dans la seconde de la bouche du voyou à celle du mondain ?

 

Il manque à ce premier roman l’agilité de se distancier de son sujet — le monument Genet est impressionnant sans doute, peut-être trop pour un primo-romancier — et la capacité de tenir l’équilibre harmonieux entre trois formes roman/biographie/compte-rendu, les embrasser toutes pour n’avoir à en choisir aucune n’était pas le plus judicieux.

   

Ce roman a reçu le Prix littéraire de la Ville de Caen-Normandie 2023 et le Prix international Robert Walser.


꧁ Illustration ⩫  Sam Szafran, Le Funambule, 1969 


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