C'était ton vœu
Céline Didier
Éditions Lunatique
180 pages
01/12/2022
18 €
Premier roman
❝Le passé n'est pas ce qui a disparu, mais ce qui nous appartient.❞
Anne-Marie Garat, Dans la main du diable
❦
❝En commençant l'écriture de ces textes
je ne savais pas encore
que j'étais en train
à ma façon
de répondre à ton souhait
à ton vœu
celui rédigé expressément
dans ton premier jet
dans une introduction intitulée
— cette fois en toutes lettres —
Préface
Ce vœu
on ne le retrouve pas
aussi bien exprimé dans ton cahier
on ne pouvait que le subodorer
Ce vœu
tu l'as en revanche clairement formulé
dans tes premières notes
dès les toutes premières lignes
tu l'as même clamé
clamé oui
comme un cri de révolte
un cri du coeur
tellement fort
qu'on ne peut qu'avoir envie
de l'exaucer
ce vœu
pour toi
et pour ceux
qui comme toi
comme Simone
ont voulu
résister
même si c'était
au péril de leur vie❞
Ce vœu était celui d’Hippolyte. Hippolyte Thévenard était le grand-père de Céline Didier, qui a décidé pour son premier ouvrage d’exaucer le vœu de raconter la vie, du moins une période de la vie qu’Hippolyte avait inscrite dans un cahier d’écolier à l’incongrue couverture rose. Un exercice littéraire, une manière d’aller à l’homme en quelque sorte, auquel l’autrice se livre pour penser les liens à partir des écrits épars de ce grand-père qu’elle a finalement peu connu d’une part et de sa propre mémoire d’autre part, pour mettre en récit une existence dans le panorama plus large d’une époque tumultueuse et effroyable.
❝Et si on l’écrivait cette histoire
cette histoire tant de fois racontée
tant de fois évoquée
par bribes
Des bribes d’histoire
des bouts
des séquences
des anecdotes
Tellement par bribes
qu’on a du mal à l’écrire cette histoire
à la raconter d’une traite
entière❞
C'était ton vœu, ce sont des bribes d’histoire venues d’un cahier, sans date ni point final ; des bribes d’histoire que la petite-fille a choisi de raconter en vers libres, courts et presque vierges de toute ponctuation. Bribes de phrases contre bribes d’une histoire, bribes d’une histoire contre bribes de l’Histoire que nous connaissons tous. De fait, n’attendez aucune révélation, l’histoire d’Hippolyte n’est pas renversante d’originalité, ne ménage aucun coup de théâtre ; elle est hélas tristement celle de beaucoup alors que gronde la Seconde Guerre mondiale, et que trois mots suffisent à résumer : dénonciation, arrestation, déportation. Et pour lui, le miraculé, le résistant — à plus d’un sens—, il y aura l’inespéré retour parmi les siens alors que tant d’autres ne reviendront jamais de l’enfer.
Céline n’avait pas encore 13 ans quand Hippolyte est mort en ce 2 juillet 1989, 45 ans jour pour jour après son entrée à Dachau où il resta prisonnier dix mois. Quand ❝pépé est parti❞, ainsi que le scande sa grand-mère Simone, Céline était loin, occupée à remporter une première médaille avec l’équipe de gym aux championnats de France. Ce récit est peut-être pour l’adulte qu’elle est devenue une manière d’être enfin là auprès de lui, d’écrire au creux de cette présence/absence sur ce qui reste encore quand la présence a disparu. Le cahier rose s’arrête en gare de Lyon-Perrache avant que ne s’ébranle le train qui les mènera en Allemagne, au camp de concentration. Restent des brouillons, des notes, des traces, des choses vécues, des bribes là encore que Simone a donnés à sa petite-fille comme autant de fils pour reconstituer une trame et lutter contre l’oubli.
❝Alors on l'écrit cette histoire ?!
Elle en vaut la peine
je le sais
on le sait tous
il faut qu'on la mette noir sur blanc
cette histoire
pour qu'elle ne s'efface pas❞
Il est saisissant ce « on » qui écrit l’histoire d’Hippolyte à plusieurs voix, la sienne, rare, et celle de Céline, sur un rythme qui — pardonnez la formule — colle à la chose racontée.
❝Une phrase, à mon avis, c'est beau quand ça bouge, quand ça tressaille comme la peau. Il y a des phrases, presque toutes, qui sont des phrases-trottoirs : tu marches dessus sans t'en rendre compte, tu ne fais pas attention au trottoir, n'est-ce pas ? Ça te sert à avancer, c'est pratique et puis c'est tout. Et puis tout d'un coup, tu ne t'y attends pas, et, nom de Dieu ! là, sous tes pieds, ça s'anime, ça remue, ça s'échappe, c'est un peu comme si tu marchais soudain sur de la chair, tu ne sais plus très bien où tu es, où tu vas, c'est comme une petite ivresse, tu as un peu peur, ça a l'air un peu dangereux et c'est excitant aussi.❞
Olivier Rolin, La Langue
Le phrasé ❝bouge❞, ❝tressaille comme la peau❞ et parfois martèle comme un slam dont les mots explosent avec grâce — c’est plus pour l’oreille que pour l’œil que ces vers, avec leurs trouées de silence, sont faits, car nous sommes là dans la pure matière sonore de la phrase.
❝impossible de ne rien faire
impossible de ne pas bouger
impossible de ne pas s’engager
impossible de ne pas lutter
impossible de laisser faire
sans réagir
sans se rebeller
se rebeller, étrange ce mot
comme si défendre une vie juste
c’était être rebelle…
[…]
Il a pourtant couru à toute vitesse, paraît-il
pour les semer
pour ne pas se faire attraper
pour ne pas se faire choper
pour ne pas se faire avoir
pour ne pas se faire piéger
pour les mater
et pourtant ils l’ont bien attrapé❞
Cette biographie à la modernité peu académique, qui se lit dans un souffle syncopé, témoigne de comment la mémoire nous aide à retrouver nos vies. La parole en gras et italique de ce grand-père adoré, né en 1920, devenu ouvrier agricole avant de s’engager dans l’armée au Maroc à l’aube de ses 19 ans, est elle aussi faite de vers libres, courtes phrases avec de fréquents retours à la ligne et à la ponctuation à peine un peu moins rare.
❝Je veux que, plus tard,
les descendants de ma famille sachent
quelle lutte continue et sournoise
nous avons menée pour libérer notre beau pays.
Je veux surtout que l’on sache
la vie terrible que nous avons vécue
dans les bagnes nazis.❞
C’était son vœu est un texte extrêmement fort, un devoir de mémoire et un passage de témoin où deux voix complices s’unissent, se répondent, se complètent dans un dialogue qui a priori ne va pas de soi puisqu’il doit enjamber le fossé des années pour partager l’émotion et dire le pire, la douleur et, je l’espère pour l’autrice, l’apaisement du devoir accompli.
En annexes, outre le facétieux Photomaton reproduit en couverture, on trouve deux photographies plus classiques, noir et blanc, prises le 17 mai 1945, l’une d’Hippolyte amaigri et perdu dans un costume devenu trop grand, l’autre de Simone qui lui sourit, timide, heureuse, peut-être encore incrédule qu’il soit revenu de là où l’on ne revient pas, je crois. Tous deux prennent la pose au bord d’une fontaine, le conjoint se laissant deviner à son ombre. Une manière émouvante de refermer sans le conclure tout à fait ce bel hommage à ce grand-père qui continue d’exister. Il y avait encore les photos, bien sûr, et à présent, les mots de sa petite-fille.
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꧁ Illustration ⩫ Christos Bokoros, Tree & Flames, c. 1996 ꧂
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