Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent
Maria Larrea
Grasset
224 pages
17/08/2022
20 €
Premier roman
Le Livre de Poche, 03/01/2024
❝Même si ce n'est pas le Pérou la famille c'est un sacré poteau auquel s'attacher les jours de grands vents.❞
Jean-François Beauchemin, Comme enfant je suis cuit
❦
❝J'entrevois ce que je peux raconter, à défaut de trouver la source de mes vérités. Raconter la grappe humaine que nous formons Victoria, Juliàn et moi, trois orphelins d'une même nation.❞
Trois fils vont s’entrelacer pour donner leur trame aux deux parties de Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent, premier roman (c’est ce qu’indique la couverture, soit) que Maria Larrea publie aux éditions Grasset.
❝We can change the story because we are the story.
Je relis sa phrase et d’un coup, je comprends.
On ne se souvient pas du moment de sa naissance. Mais on peut l'imaginer.❞
Quand les souvenirs sont absents, l’imagination a le champ libre et c’est bien le cas dans ce roman tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent est une quête des origines, d’un passé dont on espère qu’il permettra à la narratrice d’enfin avancer. Et c’est précisément avec le passé que s’ouvre le roman. La première partie est une mise en contexte, et quel contexte ! Évoluent en parallèle l’histoire de Victoria et celle de Juliàn, tous deux nés dans le nord de l’Espagne dans les années 1940. En Galice, Victoria est la fille de Dolores qui la confie au couvent de Santa Catalina où elle reviendra la chercher quelques années plus tard ; à Bilbao, en Pays basque, Juliàn est le fils d’une prostituée qui l’abandonne aux pères jésuites. Victoria et Juliàn, avec leurs vies aux commencements si semblables, vont se rencontrer, s’aimer, se marier et aller en France construire un avenir impossible à envisager dans l’Espagne franquiste. Ils se poseront à Paris. Lui deviendra gardien au théâtre de la Michodière, elle fera des ménages. Maria naît le 2 novembre 1979 à Bilbao ; le couple accueille son premier enfant et le lecteur accueille ce récit comme une fiction du moi construite sur la base de faits réels et d’autres imaginés, faute de savoir à quoi se raccrocher. On s’apercevra donc, lecture faisant, qu’il y est surtout question de vérités passées sous silence alors que la narratrice tente de rétablir l’histoire de ses parents, et partant, la sienne.
La force des images, telle celle d’ouverture où l’on voit Dolores tenir dans ses mains un poulpe qu’elle frappe pour en vider la poche d’encre alors qu’elle-même, sa poche rompue, est en train de perdre les eaux, intensifie l’ambiance que des termes récurrents (❝puanteur / vomit / nausée / pourries / empestait❞) rendent fétide. En contrepoint, et comme il est fréquent quand la tension narrative est forte, le récit recourt au comic relief et s’émaille ici d’une pincée d’humour, là d’un soupçon d’auto-dérision.
Maria raconte le quotidien parisien, le petit appartement sans salle de bain, l’école, le regard impitoyable des copains et copines et de leurs parents,
❝Maria, c'est marrant, tu t'appelles comme notre femme de ménage.❞
les retours au Pays basque natal qui chaque été sont autant d’occasions de créer des attaches et d’alimenter la fiction familiale.
❝L’été de mes dix ans, [Juliàn] me traîna dans la ville sans relâche. Nous n’avions que quatre semaines de congés payés pour que je mémorise le berceau de la famille. Déambulations concentriques jusqu’à l’épuisement. Je devais connaître le nom des rues de Bilbao par cœur. Main dans la main de mon père, je regardais son tatouage se balancer et s’élever vers le ciel lorsqu’il me désignait un bâtiment très haut : tu es née ici.❞
Maria fait des études à la FEMIS, épouse Robin dont elle aura deux fils. C’est une jeune femme de 27 ans dont le parcours, de ses rébellions adolescentes à ses errances adultes, a toujours été comme sa parole — intrépide, tumultueux, intranquille.
Quand un jour une cartomancienne fait parler les cartes et donne une possible raison à son mal-être, cette impression à la fois vague et prégnante de n’être pas tout à fait à sa place, de ne pas tout savoir qui lui faisait fouiller l’appartement à la recherche d’indices, trouve sinon une justification, du moins une explication.
❝Petite fille, j'avais une maladie secrète. Dès que je restais trop longtemps chez moi, je fouillais. Nerveusement. Tout le temps. Partout. J'avais l'instinct du trésor caché.❞
Que sait-on de ses parents, de sa naissance, si ce n’est ce qu’ils veulent bien nous en dire ?
Que sait-elle vraiment de ce père, défenseur passionné d’un pays qu’il a dû fuir mais dont il ne parle même pas l’Euskara ?
Qui est cet homme dur à la tâche mais à l’alcool violent ? et sa ❝petite mère, Victoria, brune, un modeste gabarit ibérique mais une force de la nature, avec son regard franc bordé des sourcils les plus droits, les plus noirs du monde, deux traits qui dessinaient son monde horizontal❞ ?
Quel est le trésor caché dont Maria a l’instinct ? et en est-ce vraiment un ?
Confession, aveu, exhumation de la vérité qui est la seule à pouvoir enclencher la mécanique d’une véritable réconciliation pour se libérer de la douleur. Maria n’a aucun poteau auquel s’attacher en ce jour où souffle le grand vent de la révélation et elle bascule, emportant avec elle le roman qui va dès lors se concentrer sur la quête des origines. Le récit devient pèlerinage filial sur la terre des ancêtres et le ton, sans se départir de sa désinvolture, change sensiblement. La narratrice désorientée, inquiète, fiévreuse sonde son histoire.
Que penser des 27 années qui viennent de s’écouler ?
Comment a-t-elle pu être aussi dupe ? mais l’a-t-elle jamais été, elle qui tentait de faire parler les miroirs pour y retrouver les traits de sa mère ?
Qu’en est-il de la légende familiale ?
❝En récupér[ant] le roman familial❞, Maria découvre que la mémoire de sa famille se confond avec un pan de l’Histoire de l’Espagne sous la dictature franquiste. Comment donner de l’amour à une enfant quand, comme Victoria et Juliàn, on a eu une enfance orpheline et que l’on s’est construits sur le manque ? Maria n’épargne pas ses parents, elle a parfois pour eux des mots très durs, voire grossiers, ce qui ne l’empêche pas l’instant d’après de vouloir les protéger ❝[…] du jugement trop hâtif sur leurs manquements, leurs maladresses et leur pauvreté, [m]on seul héritage fut leur amour.❞
❝Mon fils, il est temps de renoncer à nos fictions.❞
Dante, Vie nouvelle
Comme beaucoup de primo-romanciers avant elle, Maria Larrea est allée fouiller au-delà des fictions familiales là où se trouve la matière autobiographique pour écrire Les gens de Bilbao naissent où ils veulent qui est d’abord le récit de la genèse d’une fiction par elle-même avant même d’être le récit de naissances, d’abandons et de renaissance ; de déracinement et du besoin de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va ; d’une libération, autant celle de la narratrice que de la vérité.
❝J’avais enfin trouvé la sortie du labyrinthe que mes parents avaient construit autour de moi.❞
L’inconditionnelle que je suis des films de Pedro Almodóvar ne peut éviter le rapprochement avec Madres Paralelas (2021) dans lequel il aborde la question du franquisme, du retentissement de la guerre civile sur les générations d’après, de la filiation honteuse avec une dictature qui a bafoué ses femmes, ses hommes et ses enfants. Les souvenirs ne sont pas absents, ils sont la honte que portent les parents de Maria et qu’ils ont voulu dissimuler sous une chape de plomb. Quant à Maria, elle incarne le fruit de cette mémoire volontairement amputée, parce que certaines exactions — les adoptions frauduleuses, mais il en est d’autres — n’en sont qu’une infime partie et ne sauraient être pardonnées.
J’ai été moins touchée qu’espéré par l’histoire vraie et follement romanesque de cette jeune femme qui, partie à la recherche d’elle-même, bascule, se redresse et finit par trouver l’issue du labyrinthe familial après un parcours semé de tant d’embûches qu’il s’apparente à un chemin de croix avec ses stations. Au-delà de la banale construction en deux partie, je regrette par exemple que, dans la seconde, le récit oublie quelque peu Victoria et Juliàn, leurs réactions après la révélation restant peu documentées alors que le bouleversement induit est au moins aussi traumatisant pour eux qu’il l’est pour Maria. Si l’on considère qu’un livre est le résultat de la rencontre d’une intention et d’une forme, peut-être est-ce aussi cette rencontre-là qui ne s’est pas faite pour moi qu’on ne peut accuser d’être une aficionada des fictions de soi. En cause aussi le fossé entre le ton choisi et la puissance du texte (et du sous-texte), la désinvolture virevoltante d’une écriture tantôt inutilement grossière, tantôt comiquement boursouflée, ne trouvant jamais, à mon sens, la bonne mesure,
❝Avant la fin je serai couronnée, la bouche pleine de brioche, j'étoufferai. Mes oreilles saigneront des acouphènes du succès. Je serai reine, moi la femme née de l'ombre.
Les étoiles scintilleront et je ne disparaîtrai pas.❞
qui m’a empêchée de partager le désarroi profond de la narratrice alors qu’elle fait résonner sa douleur personnelle avec l’histoire collective dans ce roman cathartique dont le mérite est de parler d’une affaire d'État encore taboue dans l’Espagne d’aujourd’hui. Des enfants comme Maria Larrea, le pays en compte des milliers.
❝En me souvenant, en me remémorant, je m'invente.❞
Serge Doubrovski
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Pour les curieux, l’affaire des bébés soustraits à leur mère sous la dictature de Francisco Franco a fait l’objet d’un documentaire, Les Enfants perdus du franquisme, dont l’argument a été repris dans un livre.
Pour ceux qui voudraient se perdre dans un autre labyrinthe que celui de la famille Larrea et la Barcelone ténébreuse et angoissante de ces temps-là, je conseille la lecture de la tétralogie de Carlos Ruiz Zafón, Le Cimetière des livres oubliés (L’Ombre du vent ; Le Jeu de l’ange ; Le Prisonnier du ciel ; Le Labyrinthe des esprits) qui a paru chez Actes Sud/Babel dans la traduction de François Maspero.
En 2022, Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent a reçu le prix Les Inrockuptibles/premier roman et le prix du Premier roman. Il est lauréat du prix FOLIRE 2023 et du prix roman France Télévision 2023.
꧁ Arrière-plan ⩫ Gravure, Ulisse Aldrovandi, XVIe s. ꧂
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