Quintet pour Venise
Jean-Hugues Larché
Serge Safran Éditeur
116 pages
03/03/2023
14,90 €
❝Voici la ville qui, à tous, inspire la stupeur. Et j'ajouterai que toutes les vertus en Italie dispersées en fuyant la fureur des barbares ici se rassemblèrent, et, ayant reçu du ciel le privilège des alcyons, firent, sur ces eaux, de cette cité, leur nid. Et je conclurai ainsi : qui ne la loue est indigne de sa langue, qui ne la contemple est indigne de la lumière, qui ne l'admire est indigne de l'esprit, qui ne l'honore est indigne de l'honneur. Qui ne l'a vue ne croit point ce qu'on lui en dit et qui la voit croit à peine ce qu'il voit. Qui entend sa gloire n'a de cesse de la voir, et qui la voit n'a de cesse de la revoir. Qui la voit une fois s'en énamoure pour la vie et ne la quitte jamais plus, ou s'il la quitte c'est pour bientôt la retrouver, et s'il ne la retrouve il se désole de ne point la revoir. De ce désir d'y retourner qui pèse sur tous ceux qui la quittèrent elle prit le nom de Venetia, comme pour dire à ceux qui la quittent, dans une douce prière : Veni etiam, reviens encore.❞
Luigi Groto, dit il cieco di Adria, L'éloge de Venise, prononcé le 23 août 1570 lors de la consécration du doge sérénissime Luigi Mocenigo
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❝Venise est une passion, une passion libre, la plus libre de toutes. Elle signifie en latin « Reviens encore », Veni etiam.❞
Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais moi je vais toujours à Venise comme à un rendez-vous amoureux. ❝Avant de venir à Venise, on en rêve déjà❞, écrit Jean-Hugues Larché. Je ne démentirai pas un auteur qui propose cinq petits textes à la mise en pages très aérée pour évoquer ce ❝trésor flottant❞ cher à Philippe Sollers et à beaucoup d’entre nous.
Dès le propos liminaire, l’auteur promet de nous faire découvrir Venise par les cinq sens. À la lecture, on s’apercevra qu’il s’agit plus de la vue que de tout autre sens ; plus de peinture que de tout autre art. Quoi qu’il en soit, ces quelques mots donnés au début de l’ouvrage sont ce que l’auteur écrira de plus intime sur ce qui l’unit à cette ville vers laquelle il revient souvent, où ❝pour [se] retrouver, [il] commence à [se] perdre❞, expérience d'un abandon que nous faisons, je crois, avec délice dès que nous posons le pied sur les pavés vénitiens. Nous perdre dans le labyrinthe des calli, descendre le Grand Canal, traverser le pont de l’Accademia pour gagner le Dorsoduro, flâner à la fraîcheur des giardini ou au soleil iodé des zattere et de la Giudecca, pénétrer l’ombre silencieuse des églises, quoi de plus exquis que la promesse qui nous est faite ? Aussi ai-je tendu une main confiante à ce ❝dilettante amoureux❞, guide a priori parfait pour me faire découvrir non n’importe quelle Venise, mais la sienne, confidentielle. J’ai souhaité être comme ❝portée par les flots❞, presque clandestine pour aller à la rencontre d’une Venise insoupçonnée, le récit à la première personne passant pour le garant d’une intimité qui n’aspire qu'à se livrer.
❝Venise reste difficile à dire et très belle à vivre.❞
Voilà qui résume bien la difficulté sur laquelle vient achopper ce recueil. Venise est difficile à dire — il ne se trouvera personne de sensé pour le contester — et celle de Jean-Hugues Larché, malgré des pages envahies de « je », reste d’une froideur impersonnelle. La faute essentiellement au choix d’une écriture en panne de liant : abondance de phrases courtes, souvent nominales ; excès de juxtapositions, d’énumérations font penser à des notes prises sur le vif et jetées dans un carnet par le voyageur qui, arrivé là ❝sans programme❞ (la meilleure façon qui soit, j’en conviens), ne se soucie guère de leur donner une forme dont on espère qu’elle viendra plus tard, sauf qu’ici, elle ne vient pas.
Partant, ces cinq textes manquent de souffle. Je le soupçonne d’être resté prisonnier des pages de la préface alléchante.
Le texte central, le plus long, Venise à Wurtzbourg, est consacré à Tiepolo et au plafond (570 m2) de l’escalier monumental, qu’il a peint avec l'aide de Giandomenico et Lorenzo ses deux fils (ce qu’omet l'auteur), à la Résidence des princes-évêques au milieu du XVIIIe siècle à la demande de Carl Philipp von Greiffenclau. Était-il besoin d’aller jusqu’en Bavière pour s’émerveiller du génie de ce peintre qui, de la chiesa San Stae au palazzo Labia, est partout à Venise en plus d’y être chez lui ? Dans le dernier quintet, l’auteur s’interroge : ❝Pourquoi aller chercher plus loin puisque tout est là ?❞ En effet. À mon tour de l’interroger : pourquoi faire le chemin jusqu’à Wurtzbourg pour donner d’un chef d'œuvre une description académique où perce trop rarement l’émotion alors que, clairement, tout l’oeuvre de Tiepolo est un défi au décorum académique ? Pour légitimer peut-être la ❝résonance européenne❞ promise en 4e de couverture ?
Que l’on est loin du vertige grisant de Sollers qui nous emporte
❝Tiepolo, c’est du Saint-Esprit dans les cintres, du vent spirituel dans les voiles […]
Tiepolo est un ange, il devrait être depuis longtemps béatifié. Le mot « bienheureux » lui va comme une palette.❞
ou de Pierre Michon dans Les Onze (Verdier, 2009)
❝Donc, le grand escalier. C’est Neumann qui l’a fait, Balthasar Neumann : c’est de la pierre mythologique, ça vient tout de Carrare, et les idées de Neumann ou d’un autre pour les statues qui toutes les trois marches sur la rampe se lèvent, ça vient d’Italie aussi. C’est toute l’Italie mythologique qui vous regarde de son haut, toutes les trois marches. C’est large comme un boulevard pour monter à ce ciel que Tiepolo peint mais qu’il n’a pas inventé : le projet, le canevas mental, deux savants jésuites le lui ont versé dans le creux de l’oreille, deux Germains de Rome. Le page qui monte quatre à quatre ce boulevard céleste vient de France, le page irrésistible qui deviendra ce peintre que nous savons. Vous imaginez cela, Monsieur, au temps de la douceur de vivre ? Elle n’est telle que parce qu’elle n’est plus, c’est vrai, mais comme il est doux d’y rassembler nos rêves, de leur donner la becquée dans ce nid germanique, oh à peine germanique, vénitien de par-delà, simplement. Ils viennent là au premier coup de trompette, nos rêves, ils connaissent le chemin. Ils accourent comme des poussins sous leur mère. Ils savent bien qu’elle est là, la douceur de vivre — à moins qu’ils ne le croient increvablement. Le temps de la douceur de vivre, on veut donc croire que c’était, et c’était peut-être en vérité, celui où Giambattista Tiepolo de Venise, c’est-à-dire un géant, un homme de la carrure de Frédéric Barberousse, en plus pacifique, employait trois années de sa vie (trois années de la vie de Tiepolo, qui ne voudrait les voir sortir de son petit cornet à dés ?), employait trois années au fond de la Germanie sur un plafond par-dessus un escalier, à montrer, peut-être à démontrer, comment les quatre continents, les quatre saisons, les cinq religions universelles, le Dieu trois qui est un, les Douze de l’Olympe, les quatre races d’hommes, toutes les femmes, toutes les marchandises, toutes les espèces, mais oui : — le monde —, comment donc le monde toutes affaires cessantes accourait des quatre orients pour faire hommage lige à Carl Philipp von Greiffenclau son suzerain, qui est peint au beau milieu au point de jonction des quatre orients, comme au quai de débarquement du fret universel, et dont on reçoit en plein l’image triomphale quand on arrive sur la dernière marche — Carl Philipp, suzerain des quatre orients, prince-évêque électeur, torve de visage, large de ceinture, d’épaules étroites, d’âge incertain, de pouvoir plus incertain, frotté de vers latins, d’escarcelle grande ouverte et de mœurs un peu dissolues car par ailleurs, sous son effigie sur les degrés de carrare, il poursuivait à coups de canne un rapin français qui lui soulevait des filles.❞
Sollers et Michon abandonnent tous deux les sages descriptions aux livres d’histoire de l’art pour donner leur intime impression.
Le dernier texte, Turner à Venise, reste lui aussi privé de sang vif, se contentant de répéter ce que d’autres ont déjà fait valoir — Henry James, George Sand, Goethe, Stendhal, Suarès pour ne citer qu’eux dont les enthousiasmes dans le magnifique Venise, aquarelles de Turner (Éditions Bibliothèque de l’Image, traduction de Catherine Bednareck) sont contagieux.
Cela étant, les premier et avant-dernier textes — Navigation vénitienne et Sortir de la brume — pourraient faire exception, alors que l’auteur déambule dans la ville sans plus se soucier de savoir s’il a quelque chose de définitif à confier. Il donne alors à ressentir l’appel de Venise, celui qui fait prendre la voiture au petit matin, seul, depuis Bordeaux pour gagner l’Italie dans la journée, saluant en route et au hasard des villes traversées des écrivains connus — Montaigne, Rousseau, Bataille... À l’arrivée, Venise l’attend, magique, enveloppée dans le caigo da mar, épais brouillard laineux venu de la mer. Et l’auteur de se plaindre de ce cadeau inespéré et de me surprendre par le choix incongru de l’anglais fog pour parler de cette brume fileuse d’un blanc laiteux qui n’appartient qu’à la lagune. De me surprendre encore en préférant aller s’enfermer dans les musées, insensible qu’il est à l’irréalité cotonneuse de Venise quand le soleil bataille avec la brume qui se faufile partout dans la ville, épaississant le silence et le mystère.
La beauté fulgurante d’un rêve se refuse-t-elle ? Il semblerait que oui.
On a beaucoup écrit sur la cité des Doges, tellement écrit que le risque est grand d’être comparé à ceux qui ont précédé et d’avoir à en souffrir. Je pense bien sûr et encore à Philippe Sollers, auteur d’un Dictionnaire très amoureux et très personnel de la Sérénissime (Plon, 2004), mais il n’est pas le seul, tant s’en faut, à être tombé sous le charme de la plénitude vénitienne. Je regrette de n’avoir rien lu de nouveau ni d’intime dans la Venise de Jean-Hugues Larché, dont je ne me permets de mettre en doute ni la culture ni l’amour pour la ville. Pour autant je ne goûte guère les promesses non tenues ni l’impression désagréable que l’on a profité de ma crédulité. Au cours de ma promenade en sa compagnie dans cette ville où tout est invite, il m’a manqué la sprezzatura, vertu italienne par excellence, ce ❝pas gagné dans le rire❞ dont l'auteur parle si bien mais qu’il ne fait pas et, à ce petit recueil bien trop impersonnel, il manque le frisson poétique et l’élan d’amour. Quant à la passion...
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Le petit format du livre (de la taille d’un carnet de voyage) se prête peu aux illustrations, il n’y en a donc aucune, ce qui oblige à avoir à disposition une reproduction pour repérer ce à quoi s’attache le regard de l’auteur. Il m’est impossible de toutes les donner à voir ici hélas.
Pour les curieux de Tiepolo, je ne peux que conseiller la lecture de Le Rose Tiepolo de Roberto Calasso, paru il y a une quinzaine d’années chez Gallimard, dans la traduction de Jean-Paul Manganaro.
Enfin, un très bel ouvrage que devrait avoir tout amoureux des écrivains, des peintres et de Venise : Venise des peintres et des écrivains d’Adrien Goetz aux éditions Fernand Hazan, 2019.
Je remercie Babelio et Serge Safran éditeur de l’envoi de ce recueil dans le cadre de la Masse critique non-fiction de février 2023.
꧁ Arrière-plan - William Turner, La Douane de Mer et Santa Maria della Salute, 1843 ꧂
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