· 

Voyage en territoire inconnu, David Park, La Table Ronde

 

 

 

 Voyage en territoire inconnu

David Park

Éditions La Table Ronde, Coll. Quai Voltaire

208 pages

03/02/2022

Cécile Arnaud, traductrice

1re édition : Travelling in a Strange Land, Bloomsbury, 03/2018 

La Petite Vermillon, 04/01/2024

 

Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale sur toute l'Irlande. Elle tombait sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d'Allen et, plus loin vers l'ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s'amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu'il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l'univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts.

James Joyce, Les Gens de Dublin

Avant de découvrir ce roman de David Park, la communion la plus bouleversante entre neige et mémoire était, selon moi, à trouver à la fin des Morts, quinzième et dernière nouvelle des Gens de Dublin de James Joyce ou dans Ethan Frome d’Edith Wharton, initialement titré Sous la neige, en 1912.

Voyage en territoire inconnu est le onzième livre de l’auteur, son neuvième roman, le premier de cet écrivain nord-irlandais majeur à être traduit en français. Le premier de beaucoup d’autres, j’espère.

 

Je pénètre un territoire gelé, bien que je ne puisse dire à quel pays il appartient. Parfois, je le vois comme d'un drone : en bas se déploie un relief enneigé de montagnes, de ravins et de lacs, de forêts qui s'élèvent soudain et effleurent mes yeux de leurs branchages blancs. D'autres fois, je suis enfoncé jusqu'aux genoux dans ses profondeurs, sans horizon visible, luttant pour poursuivre un voyage au but incertain, je ne sais ni d'où je viens, ni où je vais. Le monde est couvert, il étouffe lentement, comme les moutons prisonniers de hautes congères contre d'anciens murs de pierre, que je ne parviens pas à libérer. Tout est caché, même les secrets que je serre fort pour les empêcher de trouver la lumière [...]

 

Le roman s’ouvre sur une première page de toute beauté. S’y élève, dans un monologue qui ne s’achèvera qu’avec le point final quelque 200 pages plus tard, la voix d’un homme dont on sent confusément qu’il porte encore les plaies à vif d’une souffrance sans nom, que le voyage qu’il va entreprendre en territoire inconnu voire hostile, bien qu’incertain et pénible, lui est impérieux et ne saurait être différé quand bien même une tempête de neige paralyse l’Irlande du Nord et une partie de l’Angleterre. 

La neige tombée en abondance cloue les avions sur le tarmac et les trains dans les gares. Pourtant, Tom est sur le départ. Il va laisser son épouse Lorna et leur fille Lilly à la maison et faire seul la route pour aller chercher leur fils Luke et le ramener au foyer pour les fêtes de fin d'année. Pourquoi prendre le risque de s’élancer sur des routes impraticables pour un périple de plusieurs centaines de kilomètres, de Belfast à Sunderland, ville portuaire d’Angleterre non loin de Newcastle où Luke est étudiant ? Pourquoi pressent-on qu’il est vital pour cette famille d’être tous les quatre réunis à cette période particulière de l’année ? Quel est ce territoire gelé que Tom nous dit pénétrer ?

 

Ce n’est pas un, mais deux voyages que ce père entreprend. Le voyage solitaire vers Luke est l’occasion d'un autre voyage, intérieur, à rebours, sinueux et douloureux, dans l'histoire familiale marquée par un drame dont Tom porte la culpabilité. 

 

Je traîne un inéluctable boulet de culpabilité et, tout en sachant qu’il me faut trouver un moyen d’entrevoir ne serait-ce qu’un début d’absolution si je veux survivre, j’ignore comment y arriver.

 

La blancheur ouatée de la neige étouffe tout – ou presque – , dissimule les repères et les failles, estompe la frontière entre hier et aujourd’hui, l'un recouvrant l'autre ; et la tension imperceptiblement de monter dans une narration qui a choisi le présent pour nous plonger in medias res dans les méandres de ce texte introspectif, merveille de dépouillement, de pudeur et d’humanité.

 

La neige cache tout mais je ne sais pas si je peux continuer à couvrir ce qui pour le moment est caché et je ne suis pas toujours une personne forte à l'intérieur donc j'ai peur que comme un dégel soudain je le laisse sortir.

 

Ce trajet en apparence en solitaire, accompagné des indications laconiques du GPS, entrecoupé des appels téléphoniques de la sémillante petite Lilly, porté par une bande-son (Robert Wyatt, Van Morrison, R.E.M., Nick Cave entre autres) dont David Park donne le lien Spotify en fin d’ouvrage, est le moment propice à une longue introspection pour tenter de comprendre ce qui a bien pu se passer, ce qu’il aurait dû faire et n’a pas fait pour que jamais ne se lève le jour maudit où la vie de Daniel, passager fantomatique de la Toyota RAV4, s’est dissoute dans un mélange d’alcool, de violence et de drogue.

 

Je sais que je dois garder l'histoire de Daniel proche, ne laisser personne d'autre trouver un récit différent, imposer une lecture différente, parce que c'est moi qui dois lui donner un sens. J'essaie encore chaque jour, chaque jour de le faire, et peut-être qu'avec le temps, même si je ne peux pas l'imaginer facilement, cela pourrait devenir une histoire qui peut être partagée parce que je n'ai pas besoin d'un psy pour me raconter que le tenir si près sera corrosif et m'empêchera d'être pleinement ce que je dois être pour mes enfants. Ce sont des choses que je connais dans ma tête mais que je n'ai pas encore ressenties dans mon cœur, ou dans mon être, ou partout où vous avez besoin de les expérimenter. Je voyage dans un pays étranger.

 

Dans le territoire inconnu de la parentalité, il est des fautes inexpiables, et le voyage est doublement périlleux pour ce père rongé par les regrets et la culpabilité, en quête d’une improbable absolution. Tom parle à des inconnus croisés au hasard, vient en aide à une vieille femme, reste aux côtés d’une accidentée jusqu’à l’arrivée des secours. A avec eux les paroles et les gestes qu’il n’a pas su avoir jadis.

 

Ce photographe de profession, soucieux de révéler le moment gisant sous la surface des choses pour donner à voir le familier sous un angle inhabituel, feuillette l’album familial fait d’instantanés qui captent l’éphémère des petites réussites comme des terribles tragédies, les débuts difficiles de sa relation avec Lorna, sa paternité et en particulier la relation chaotique qui a eue avec Daniel au caractère risque-tout depuis l’enfance. 

 

Vous ne faites pas une photo juste avec un appareil photo. Vous apportez à l'acte de la photographie toutes les images que vous avez vues, les livres que vous avez lus, la musique que vous avez entendue, les personnes que vous avez aimées.

Ansel Adams

 

Tom, avec des phrases simples qui creusent lentement leur sillon, invite le lecteur, que David Park a installé sur le siège passager, à pénétrer son flux de conscience pour ne plus le lâcher alors que la voiture traverse des paysages d’une blancheur presque irréelle sous un ciel plombé. Parti chercher Luke, c’est à la rencontre de Daniel que Tom chemine. Et peut-être à la rencontre de lui-même.

 

 Je ne sais pas ce que nous allons faire à propos de Daniel. Fait-il partie de notre monde intérieur ou est-il enfermé dehors ?

 

Dans l’intimité de l’habitacle, un monde en soi, Tom, père ordinaire rongé par un chagrin ordinaire tel qu’en connaissent les familles ordinaires, confesse sa douleur et sa peine immenses, s’autorise à enfin gravir les marches qui conduisent à la chambre du fils.

 

Je veux comprendre ce qui a poussé Daniel à s’approcher toujours plus près du bord. Quand je refais ce voyage, j’essaie de trouver un chemin différent et non balisé, de m’engager dans une nouvelle direction, guidé par l’espoir de finir avec de meilleures réponses.

 

La rédemption exige de traverser quelques tempêtes, et, sur la couverture  saisissante création de l'atelier graphique NoOok , la minuscule voiture de ce père meurtri d’inscrire obstinément son trait dans l’immensité neigeuse. Le roman d’une odyssée bouleversante, presque onirique. Une lecture sublime qui habite longtemps le lecteur.


꧁ Illustration ©Kimon Maritz ꧂


Écrire commentaire

Commentaires: 0