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Les Enfants véritables, Thibault Bérard, Éditions de L'Observatoire

 

 

 

 

Les Enfants véritables

Thibault Bérard

Éditions de L'Observatoire

288 pages

17/04/2021

20  €

J'ai lu n° 13761, 05/04/2023

L'esprit de famille n'est pas pour moi un arbre isolé. Il procure à ceux qui le désirent et s'arrêtent à ses côtés, ombrage, refuge et oxygène. Et lui aussi a besoin de son entourage, il s'en nourrit.

Janine Boissard

 

— Mais Papa, on est d’accord, c’est moi ton enfant véritable ? 

Paul sourit sous son bonnet. « On est d’accord ».

 

C’est sur ces mots entre la petite Cléo et son père que s’ouvre Les Enfants véritables, deuxième roman de Thibault Bérard. Il fait suite à Il est juste que les forts soient frappés (L'Observatoire, 2020 ; J'ai lu, 2021). Lire les deux livres indépendamment est tout à fait possible, néanmoins il serait dommage de ne pas saisir l’occasion de comprendre la complexité de la situation à laquelle Cléo et Théo se trouvent confrontés. Jusque-là, et pour reprendre les mots de Samuel Beckett dans Fin de partie, la vie a été un horrible fatras qui mérite d'être lu.

 

À la fin du premier roman, nous avions laissé Théo au bord d’une nouvelle vie avec Cléo rencontrée au moment où son épouse Sarah, la mère de ses enfants Simon et Camille, se mourait d’une récidive fulgurante de son cancer. Y était esquissée avec délicatesse et retenue la difficulté de recomposer une famille qu’une tragédie venait de toucher au cœur. Thibault Bérard, en inscrivant son deuxième roman dans la lignée de son premier, fait le choix d’écrire l’histoire d'après, celle de cette famille qui reste à inventer, et d’en confier la narration en trois parties à trois voix : celle de Diane, la mère de Cléo ; celle de Paul, son père ; et enfin celle de Cléo elle-même — à l’exclusion de Théo qui ne porte pas plus ce roman qu’il ne portait le premier. Ces trois voix qui tour à tour livrent leur version de l’histoire à des moments distincts diffractent les points de vue. Leur omniscience est un rien artificielle dans ce roman où, une nouvelle fois, elle est poussée jusqu’à son plus haut degré (Paul raconte depuis les limbes comme le faisait Sarah dans le roman précédent ; l'éloignement de Diane ne l'empêche pas de tout voir et de tout entendre). La construction, pour habile qu'elle est, repose sur un jeu complexe de fils tendus entre les personnages : ainsi, d’une partie à l’autre, des chapitres partagent-ils un même titre (Une fête, Sauve-moi, Tout ira bien, … en suspension) et, par effet de symétrie et d’échos de voix, on se rend vite compte qu'on est invités à lire en miroir les destinées des personnages des deux familles : César et Camille, Solène et Simon,  et bien sûr Cléo et Théo, rapprochés par les épreuves qu'ils ont traversées.

 

À cet instant, ça me frappe comme une évidence : nos peurs sont contraires. J’ai connu l’accident, la bascule irrémédiable, le coup de téléphone qui tombe du ciel et arrête tout, et je suis souvent angoissée à l’idée de provoquer un nouvel accident en agissant trop vite ou mal. Me lancer, intervenir, cela me coûte toujours même si c’est ce que je souhaite faire. Théo, inversement, voudrait passer sa vie à courir d’un projet à l’autre, sans jamais s’arrêter, tant la simple possibilité de remettre le pied dans le marécage qu’il a traversé le terrifie. Il a connu la lente torture de voir son aimée dépérir, il a vécu l’amour cabossé et flétri, nourri le secret espoir  espoir atrocement honteux, coupable  que s’arrête enfin cette insupportable agonie. 

 

Trois parties pour balayer une trentaine d’années, remonter le temps jusqu’à l’enfance de Cléo, enfant grandie dans une maison de la vallée de l’Ubaye auprès de Paul, père-chêne, le calme personnifié, l’incarnation vivante de la raison❞ dont la mort en montagne donne l'impression que la vie a pour toujours changé de couleur, et de Diane, mère-courant d’air, actrice fantasque et femme immature, au sein d'une fratrie composée d’un frère, César, différent et un peu sauvage, et de Solène, sœur énigmatique chargée d'ombres. Cernée de noir.❞ ; tous les cinq offrant une géométrie familiale inédite

 

Une équation farfelue a aussitôt poussé dans mes pensées, à la façon d’un arbuste. La hauteur, c’était mon père qui la prenait – jusqu’à la chute ; la longueur appartenait à ma mère, toujours dans l’élan ; à moi le large. À César j’ai attribué la profondeur, j’ai trouvé que ça lui allait plutôt bien, lui qui passe sa vie à creuser la matière, tailler le bois ou forger le métal. Mes faibles aptitudes en géométrie ne m’ont pas permis de déterminer ce qu’il restait à Solène.

 

qui interroge la place de chacun, sonde les liens du sang comme ceux que la vie a tissés pour eux, suppute ce qu'ils sont à même de (se) transmettre.

 

Oui, elle [Cléo] perçoit tout cela, le courage et la colère mêlés. Elle pense à son propre père, qui lui a transmis son talent pour aimer les autres, cette incroyable faculté à comprendre leurs tourments ou leurs doutes.

 

Trois parties dont chaque titre renvoie à une Maman qu’elle soit par accident, d’adoption, dans le désordre et où s’entend le vibrato particulier de ce roman qui fait la part belle à ces femmes devenues mères, chacune à sa façon, chacune selon des circonstances particulières. Thibault Bérard fouille le lien maternel à la recherche de ce qui fait d’une femme, d’une épouse, et même d’une toute jeune fille une maman, à travers de très beaux et convaincants portraits féminins : celui de Diane, incapable de sacrifier sa liberté pour rester auprès de son mari et de ses enfants avant que la mort de ce dernier ne choisisse pour elle de la placer à la tête de cette petite tribu recomposée de trois enfants ; celui de Cléo dont l’empathie va de pair avec une exigence

 

Cléo n'oublie rien : rien n'est plus crucial à ses yeux que la constance et la vérité des sentiments.

 

  et une justesse de vue singulières :

 

je songe au joli paradoxe que je suis en train de découvrir : être une maman, c’est certainement être là, avant tout ; mais parfois, c’est aussi ne pas y être, pour laisser à l’autre le temps de trouver sa place. C’est aussi s’employer à ne pas être uniquement une maman. Ma mère avait bien compris cet aspect-là du raisonnement, même si la première partie lui a longtemps échappé.

 

Cléo, mue par le désir de réparer, tourmentée par le désir de rendre les autres heureux après une enfance volée qui l’a faite trop tôt maman de substitution pour César et Solène quand Diane s'évanouissait de longs mois dans la nature, plus tard pour Simon et Camille, et enfin, maman tout court pour Louise, l’enfant née de son amour avec Théo, leur famille rassemblée dans un petit être.

 

Et parce qu’elle a gardé tout au fond d’elle une part de l’enfant qu'elle a été, pour Cléo une vie réussie est son rêve d'enfant réalisé

 

En secret, je rêve de me voir devenir presque malgré moi, par magie, une femme plus forte, plus aventureuse, une qui n’hésitera pas à pousser les portes fermées.

 

Le roman de Thibault Bérard offre parallèlement un sublime portrait de père. Si celui de Théo, à jamais meurtri par le décès de sa première épouse, ne m'a finalement que peu touchée,

 

Ce que je ne vois pas, c’est la mort que Théo traîne toujours sous ses paupières quand il met Louise au lit […] 

Ce que je ne vois pas, c’est que Théo reste à distance prudente de Louise tout simplement parce qu’elle est la vie même, à ses yeux.

 

celui de Paul, le plus dense, est mon préféré. Ce vieux sage est une formidable figure paternelle/maternelle que les aléas de la vie n'ont eu de cesse de réinventer, l'image de la stabilité même auprès de ses trois enfants véritables — sa fille Cléo, l'enfant adopté César et Solène née des amours adultères de son épouse — avant que la vie, toujours elle, dans un ultime coup du sort, n’en décide autrement.

 

César est mon enfant véritable tout autant que toi, et tu n'es pas plus mon enfant véritable que Solène. Vous êtes tous les trois ce qui rend ma vie plus belle, et ce qui lui donne à la fois son sens et sa direction, c'est-à-dire sa vérité. Tu comprends ça, jeune fille myrtille ? 

 

Cette fratrie maintes fois refaçonnée autour des personnages forts de Paul et de Diane que tout semble opposer vole la vedette à la famille, un peu fade à mon goût, en train de se former autour de Théo et ses enfants.

 

Les Enfants véritables est l'émouvante histoire de personnes qui lentement s’apprivoisent et d’une famille qui éclot ; une histoire un rien trop belle, trop lisse en ce qu’elle n’évite pas toujours complaisance et clichés, surtout dans sa bien moins convaincante troisième partie dont les facilités de convenance et les bons sentiments de circonstance ont assez vite étiolé mon intérêt.

Certes, lire Les Enfants véritables, c’est s’attacher à des personnages que l’on aimerait ne pas quitter — Diane et Paul captent particulièrement bien la lumière au point d'éclipser Cléo et Théo que j’ai trouvés trop idéalisés pour avoir un quelconque relief ; c’est souhaiter continuer à faire un bout de chemin avec eux sur le versant lumineux de la vie, tourner le dos à la fatalité grise et à son goût de poussière, être dopés par leur foi inébranlable dans des jours meilleurs, dans la force de toujours se relever d’épreuves en apparence insurmontables. Ils font tout l'intérêt de ce récit résolument optimiste, construit sur un socle solide, voire rigide (là aussi peut-être trop, à regarder le sommaire en début d’ouvrage) et porté par une écriture heureusement plus aventureuse que la forme contrainte dans laquelle l'auteur l'oblige à évoluer. Un livre nécessaire, je pense, pour clore une page personnelle et douloureuse avec l'impression d'en avoir tout dit. Un troisième roman est écrit qui sera publié toujours à L'Observatoire, j'espère donc lire prochainement l'auteur dans un registre moins autobiographique.


꧁ Arrière-plan, Photo ©Alain Laboile ꧂


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