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Le Voyant d'Étampes, Abel Quentin, L'Observatoire

  

 

 

 

Le Voyant d'Étampes

Abel Quentin

Éditions l'Observatoire

384 pages

18/08/2021

20 €

J'ai lu n° 13552, 24/08/2022

 

Seulement le danger avec la haine, c'est que quand on commence il en monte cent fois plus qu'on en aurait voulu. Je ne connais rien de plus difficile à brider que la haine. Il est plus facile de renoncer à la bouteille que de juguler la haine, et ça n'est pas peu dire.

Philip Roth, La Tache

 

Quel crime avais-je commis ? Même en tenant pour acquis l’ensemble des prolégomènes de l’antiracisme moderne, quel putain de crime avais-je commis qui justifie que je sois sacrifié ?

 

Après le remarqué Sœur  (Éditions de l'Observatoire, 2019 ; J'ai lu, 2021) bien ancré dans notre paysage social actuel, Abel Quentin récidive avec son 2e roman Le Voyant d’Étampes qui a reçu le prix de Flore 2021. On suit les bonheurs (rares) et malheurs (nombreux) du désabusé Jean Roscoff dans un XXIe siècle qu’il ne comprend pas, qui ne le comprend pas. 

 

Le jeune dandy à crinière n'était plus. Quelques vestiges perpétuaient son souvenir : lippe charnue, sourcils épais et regard bleu horizon. Pour le reste, je ne me faisais pas d'illusion. J'étais un sexagénaire aux jambes maigres, avec une bedaine ; morphologiquement, je ressemblais à un poulet-bicyclette.

 

Ce professeur de Paris VIII depuis peu à la retraite, à qui on ne connaît qu’un seul véritable ami, Marc, brillant et serviable avocat (autoportrait de l’auteur ?), se retrouve pris dans une polémique que les réseaux sociaux s’empressent de faire monter, comme le lait sur le feu, jusqu’au débordement. Cet homme dont le principal défaut est de n'avoir pas les clefs qui décodent son époque va être voué aux nouvelles gémonies, cloué aux nouveaux piloris, bref ! conspué sur les réseaux sociaux, abandonné de presque tous ses amis, qu’ils détournent les yeux ou aboient avec la meute.

 

Jean Roscoff n’est qu’une caricature et les personnages secondaires le sont tout autant. En forçant intentionnellement le trait, en le déformant, en le boursouflant d’exagérations, Abel Quentin écrit un livre à charge, qui dénonce les dérives de notre temps, et il le fait très bien en jouant sur les limites, avec humour.

 

Vieilli, divorcé, une ex-femme, Agnès, bienveillante bien que d’une lucidité implacable, une fille, Léonie, vivant avec sa compagne Jeanne, néoféministe psychorigide, éveilléeconscientisée, qui a oublié de sourire (mais pas de mordre !), ce paumé se noie souvent dans l’ambre mousseuse d’une 1664. Comment imaginer qu’un homme déjà au plus bas puisse encore (dé)choir ?

 

Sa chute s’est amorcée dès le mitan des années 1990, au moment où ce spécialiste des États-Unis au temps de la guerre froide et du parti communiste américain (comprenez de la chasse aux sorcières et du Maccarthisme) avait publié un ouvrage qu’il consacrait à l’affaire des époux Rosenberg. Je résume : au début des années 1950, le couple avait été arrêté et jugé coupable d’être à la tête d’un important réseau espionnage soviétique avant d’être emprisonné et exécuté sur la chaise électrique en juin 1953. Las ! quelques jours après la parution de l’ouvrage dans lequel Roscoff œuvrait fervemment à leur réhabilitation, la CIA déclassifiait les documents qui rendaient patent l’espionnage de ce couple de New-yorkais pour le compte de l’URSS. Patatras ! réputation entachée dans un milieu qui pardonne mal ce genre de salissure, souvent par peur de s’en trouver éclaboussé à son tour.

 

Depuis son départ en retraite, Jean Roscoff est comme un poisson hors de son bocal.

 

La fac était le décor familier qui me déprimait autant qu'il me rassurait et c'était celui des ensembles en béton, de la morgue intellectuelle, des rétributions symboliques, des cols roulés, des publications pointues, des colloques jargonneux, des photocopieuses en panne, des jeux de pouvoir invisibles, ascenseurs vétustes et amiantés, chapelles, culte des titres, grades, étudiants chinois effarés, acronymes mystérieux, baies vitrées sales, syndicats sourcilleux, cartons de tracts crevés, tags fripons dans les chiottes, c'était cette vieille ruine au charme inaltéré : l'Université. J'y avais passé près de quarante ans, elle ne m'avait pas ouvert les portes aussi grandes que je l'aurais souhaité, elle m'avait déçu mais enfin c'était mon monde, mon environnement naturel.

 

Que faire de tout ce temps vacant et, disons-le, de cette soif de reconnaissance à étancher, de blason à redorer ?

Pourquoi ne pas reprendre cette biographie toujours recommencée jamais achevée, en jachère depuis 30 ans ? Celle de Robert Willow qu’il avait commencé d’ébaucher avant de l’abandonner faute de temps pour la mener à bien ? Et pourquoi pas, en effet ? Ce sujet est du pain béni pour tout universitaire qui veut se remettre en selle ! Imaginez. Écrire la biographie du fort méconnu Robert Willow à laquelle il donnerait pour titre Le Voyant d’Étampes … 

 

J’allais conjurer le sort, le mauvais œil qui me collait le train depuis près de trente ans. Le Voyant d’Étampes serait ma renaissance et le premier jour de ma nouvelle vie. J’allais recaver une dernière fois, me refaire sur un registre plus confidentiel, mais moins dangereux.

 

Mais qui est donc ce Robert Willow qu’Abel Quentin, qui n'est pas à une facétie près, place en épigraphe de son roman ? Un poète américain, joueur de jazz à ses heures, fervent admirateur du grand Miles (Davis), communiste ayant préféré, plutôt que de subir les purges de McCarthy, se retirer dans les années 1950-60 en France avant de trouver la mort dans un accident de voiture à Étampes. Cet ouvrage, objet hybride, un recueil poétique mâtiné d’un essai, un objet bâtard comme l’était son sujet, l’insaisissable Robert Willow, comme tous les travaux universitaires, n’est destiné qu’à un lectorat restreint d’initiés, a fortiori quand il est publié chez un éditeur qualifié pudiquement de confidentiel, avec les difficultés que l’on sait. Alors pourquoi est-il l’étincelle qui met le feu aux poudres des héritiers du combat antiraciste ? Ils vont tirer à vue sur ce pauvre, naïf et définitivement dépassé Jean Roscoff dont le seul acte répréhensible est d’avoir omis ce qui pour lui n’était qu’un détail ou peut-être une évidence.

 

Le poète selon Roscoff est un ange, un être séraphique qui plane, gracile, au-dessus de son temps. Mais peut-on séparer l'œuvre des circonstances dans lesquelles elle a vu le jour ? À certains moments, le déni ressemble furieusement à la mauvaise foi. […] Déni, vraiment ? Il est permis de se poser la question.

 

Tout s'emballe pour cet homme décidément abonné aux mauvais choix. Comment peut-on l’accuser d’appropriation culturelle, de racisme, de mauvaise foi, lui militant socialiste de la première heure aux côtés de Julien Dray et Harlem Désir, à l’UNEF d’abord, à SOS Racisme ensuite ?

 

Certains passages bien caustiques sont à pleurer de rire. Qu’il est touchant de naïveté ce pauvre Roscoff qui, complètement déconnecté, va jusqu’à tendre le bâton pour se faire battre ! La fin n’en est que plus jubilatoire. Dans ce roman brutal et subtil (l’un n’excluant pas l’autre), Abel Quentin dénonce les outrances du wokisme, égratigne les travers de notre époque qu’il épie d’une plume polémique, juste, féroce, mordante et tout à fait réjouissante à laquelle j’ai envie de dire un grand merci tant m’insupportent ces nauséabonds tribunaux de la bien-pensance prompts à torpiller, à condamner sans appel avant de se lasser et se trouver une nouvelle victime à harceler.

 

L’injure est entrée dans les mœurs. L’injure est devenue un mode d’expression. Elle a empoisonné toute la société.

 

Des bémols toutefois tempèrent mon enthousiasme. J’ai trouvé ce roman interminable dans sa première partie et, par la suite, très bavard, amoureux de son verbe, à la manière d’un article universitaire qui déballe son érudition devant un parterre de happy few du monde intellectuel contemporain dont l’auteur s’amuse à épingler autant l’entre-soi que la frilosité. Dans le roman d'Abel Quentin, la mise en abyme est donc aussi formelle. Amaigri de quelques pages, il n’aurait rien perdu de sa force, bien au contraire, et aurait peut-être eu droit à une correction digne de ce nom. Si je ne parle jamais de la qualité de la correction, fermant volontiers les yeux sur la faute résiduelle, je dois quand même dire que Le Voyant d’Étampes est un ramassis comme rarement vu de fautes d’orthographe, d’erreurs syntaxiques, de répétitions, etc. Faites également le deuil de votre confort de lecture ; ressortir indemnes de ces quelque 380 pages denses dont la taille de la police choisie est inadaptée à l’écriture serrée et à l’interlignage ridiculement faible est une prouesse dont mes yeux ne sont pas peu fiers !

Ce roman a reçu le Prix de Flore 2021, le Prix Maison rouge Biarritz 2021 et le Prix littéraire du barreau de Marseille 2022.


꧁ Arrière-plan - ©Jr Korpa, Window of an Expressionist Street, 2019 ꧂


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