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Le Parfum des cendres, Marie Mangez, Finitude

 

 

 

Le Parfum des cendres

Marie Mangez

Éditions Finitude

240 pages

19/08/2021

18,50 €

Premier roman

J'ai lu n° 13775, 12/04/2023

 

Le coup d’œil est souvent trompeur, pas le coup de nez. N’ayez pas peur de reconnaître franchement les conclusions de votre olfaction. Cela évitera bien des massacres, des controverses et des conversations inutiles, des vies ruinées par l’ennui, l’asphyxie, l’envie. Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être nez.

Philippe Sollers, Passion fixe

 

Bernadette était allongée, paupières fermées, les bras sagement étendus le long du corps. Au cœur de ses joues sillonnées de rides, légèrement affaissées, on distinguait le creux des fossettes, centres névralgiques d’un visage encore animé par des années de sourire. Visage arborant désormais une expression sereine  Bernadette attendait que l’on s’occupe d’elle, remettant placidement son enveloppe charnelle aux soins d’autres mains que les siennes.

Sylvain la contempla avec tendresse. D’un mouvement délicat, le pinceau alla caresser les lèvres de la vieille femme, une caresse minutieuse et colorante. Rouge grenat. Teinte identique à celle du tailleur que la famille avait préparé pour elle.

 

Ainsi s’ouvre Le Parfum des cendres de Marie Mangez. Pour son premier roman, l’autrice a choisi de s’intéresser à un jeune homme et à sa profession aussi peu banale que méconnue : thanatopracteur. Sylvain Bragonard (clin d’œil à la Maison Fragonard, parfumerie fondée par Eugène Fuchs ?) est thanatopracteur, mais pas un thanatopracteur comme les autres. Sylvain a un nez, voyez-vous. Il hume les morts et leur offre, pour dernier hommage, l’embaumement qui raconte le mieux la personne qu’ils étaient de leur vivant. On pense bien sûr au Parfum de Patrick Süskind — Marie Mangez glisse d’ailleurs des allusions au fabuleux odorat de Jean-Baptiste Grenouille qui, lui, n’avait cure de l’enveloppe charnelle et de son apparence. On pense aussi à l’excellente série Six Feet Under qui a fait les beaux jours de HBO cinq ans durant, elle aussi citée par l’autrice.

 

Sans surprise, les meilleurs passages de ce roman atypique sont ceux où Sylvain brosse le portrait subtil, tout en sensibilité olfactive, des morts que ce nouvel Anubis magnifie. Voilà comment il nous présente Bernadette :

 

Ça lui allait bien, cette couleur au parfum de groseille. Sylvain écarquilla les narines, son regard glissa le long de la petite bouche ronde et encore charnue, séductrice, encadrée de plis amers que venaient contrebalancer, un peu plus loin, les deux fossettes rieuses. Et puis, au bout de ses doigts déformés par l’arthrose, ultime coquetterie, une dentelle de vernis écaillé… Groseille, oui. C’était bien ça. Cette fragrance piquante et fruitée. Une bille écarlate qui éclate en jus acide, très acide sous ses dehors pimpants, pas du genre à enrober le palais de douceur sucrée, la groseille, plutôt du genre à le picoter délicieusement – avec, de temps à autre, l’éclair d’amertume des minuscules grains qui cèdent sous la dent.

 

ou Giselle :

 

parfum chaleureux et végétal, la lourde et capiteuse puissance du patchouli sur ces bras massifs, plutôt flasques, bardés d'hématomes, des bras faits pour serrer  éventuellement pour étouffer  et pour s'agiter avec expressivité... Une drama queen à l'orientale, le patchouli, fragrance liquoreuse, séductrice et entière, qu'on aime ou qu'on déteste, une note de fond, facilement entêtante, avec une tendance notoire à s'incruster. Et puis aussi, en humant bien, quelque chose d'autre... quelque chose de plus tendre et léger, une note de tête, aérienne, fragile : le lilas. Et ce n'était pas un mélange parfaitement harmonieux, non, le lilas et le patchouli, l'accord était risqué et parfois dissonant, comme une guerre que l'un et l'autre se menaient au cœur de Giselle. Souvent à l'avantage du patchouli, qui écrasait tout, mais le lilas résistait, il surgissait brièvement puis se faisait de nouveau engloutir, et l'ensemble formait malgré tout un semblant de cohérence, une odeur poudrée, vibrante, très effective, nimbée de naïve coquetterie.

 

ou encore ce long vieillard maigre aux joues creuses qui sent :

 

[...] du vieux journal et de la bergamote. [...] Du vieux journal [...] Quand le papier jaunit et commence à s'émietter, vous savez... ça dégage un genre d'odeur suave et humide, très légèrement plus sucrée que les vieux bouquins mais c'est la même famille, la cellulose en décomposition, c'est très fin et dé"lichât, cette odeur, léger comme la poussière et dense à la fois... ❞

 

Chez ce taiseux, ce lyrisme soudain à de quoi étonner. En tout cas, il captive Alice, jeune thésarde venue observer Sylvain dans le cadre de ses recherches en anthropologie. Des thanatopracteurs elle en a rencontré d’autres avant lui, mais celui-ci... celui-ci l’intrigue, sa manière de travailler... son mutisme...  Il cache quelque chose que cette curieuse impénitente, prompte à mettre les pieds dans le plat, se fait fort de découvrir. Et Alice intrigue tout autant Sylvain : 

 

Qu'est-ce que ça cachait, cette gaieté permanente, il se le demandait, une fille comme ça, on aurait dit qu'elle surajoutait de la vie partout comme on noie sous le sel et les épices un plat trop fade,

 

Sylvain et Alice. Alice et Sylvain. L’un est taiseux, l’autre volubile, très volubile. L’un est solitaire, l’autre envahissante, très envahissante. L’un est rugueux, replié sur lui-même, l’autre spontanée (comprenez limite sans-gêne), pétillante, et bien décidée à fendre l’armure de cet homme taciturne pour lequel on se prend d'affection tant on pressent qu’il a laissé derrière lui sa propre vie.  Que lui est-il arrivé ? Quel événement en est la cause ?

Difficile de trouver deux êtres plus dissemblables. Les opposer est un procédé convenu qui, poussé ici méthodiquement jusque dans les moindres détails, manque de finesse, c’est certain. Pourtant aussi mal assorti soit-il le duo qu’ils forment fonctionne bien et on pardonne son côté caricatural. Il est intéressant de voir comment petit à petit la virevoltante Alice apprivoise Sylvain, l’amenant avec toute la douceur brusque dont elle est capable à lui livrer des bribes de son passé qu’il remonte jusqu’à ce jour de juillet au parfum de cendres, quinze ans auparavant. 

 

Sylvain ne s’entendait pas avec les vivants. Il ne pouvait établir avec eux la même complicité, ressentir à leur égard la même affection qu’envers ces dépouilles vaguement nauséabondes étalées sur la table de préparation. Un fossé le séparait d’eux : le fossé entre la mort et la vie. Ce que ressentaient les macchabées, il le comprenait, et eux semblaient le comprendre aussi, bien mieux qu’aucun vivant. Leur monde à eux, le monde des vivants, Sylvain Bragonard l’avait quitté, sur la route de Grasse, le 21 juillet, il y a quinze ans.

 

La clef de l’énigme est là qui explique pourquoi Sylvain, après avoir suivi de brillantes études de chimie qui le destinaient à devenir nez chez un grand parfumeur, a tout laissé tomber du jour au lendemain pour devenir thanatopracteur et quitter le côté des vivants pour celui des morts.

 

De nombreuses variations de style (familier voire gouailleur, paroles de chanson, registre plus soutenu entre autres) créent un rythme dans un roman où, il faut bien le dire, il ne se passe pas grand chose. L’écriture de Marie Mangez n’est jamais aussi juste que lorsqu’elle évoque l’univers sensoriel des odeurs et des sons. C’est particulièrement réussi

 

Oui, c’est dans cet univers des plus triviaux, l’univers de la mort, que surgissait soudain tout un monde de parfums, sensuel et vibrant, créé par une voix dont les accents s’adoucissaient au contact de ces particules olfactives jaillies du néant. À leur contact la voix bourrue et sèche de l’embaumeur devenait enveloppante comme celle d’un conteur et Alice se laissait bercer, transporter par ce son grâce auquel, sous leurs yeux, les chairs figées reprenaient couleur et vie.

 

et, comme Alice, on se laisse volontiers bercer. Par contre, l’écriture peine à me convaincre dès qu’elle s’éloigne de cet univers-là. Les dialogues, par exemple, sont empreints d’une vulgarité répétitive loin d’être toujours indispensable, me semble-t-il.

 

Roman de la perte, Le Parfum des cendres est l’histoire d’une renaissance comme un miracle laborieux à la faveur d’une rencontre fortuite, de deuil à faire, de fantôme à laisser partir, d’un fossé de douleur à enjamber pour revenir du côté des vivants, d’un passé dont l’odeur âcre a recouvert et annihilé toutes les autres, de goûts à réapprendre  celui de vivre n’étant pas le moindre. 

 

Un premier roman intrigant, plein d’humanité sur une profession méconnue, et de fraîcheur sur la mort comme vous ne l’avez jamais sentie.

 

Le Parfum des cendres est lauréat du Prix des lecteurs lycéens et du Prix des lecteurs de l'Escale du livre 2022.


꧁ Illustration ⩫ Scène d'un sarcophage égyptien en bois représentant Anubis, le dieu de la momification et de l'au-delà, c. 400 avant J.-C.


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