Faire corps
Charlotte Pons
Éditions Flammarion
240 pages
24/02/2021
19 €
❝Avoir un enfant, cela revient à appartenir à quelque chose de plus grand que soi.❞
Paul Auster, Moon Palace
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❝Je suis enceinte, je ne vais pas devenir mère. Je fais un enfant, je ne vais pas en avoir un ni ne l’attends ou alors seulement pour en être délivrée. Dans cinq mois, je vais accoucher, pas devenir maman.❞
Ce ❝je❞ qui nous parle, c’est Sandra. La quarantaine, cette journaliste free-lance regarde le monde par le petit bout de la lorgnette, sans passion ni but précis. Sandra a accepté de porter l’enfant de Romain, son ami d’adolescence et témoin de l’immense traumatisme qu’a été pour elle et sa famille la mort de son frère, Abel.
Avant de se résoudre à demander à sa meilleure amie si elle accepterait de porter son enfant, Romain, et Marc, plus âgé, avec qui il est en couple depuis plusieurs années, ont tenté sans succès la GPA aux États-Unis où elle est légale. Si l’on sait très bien ce qui poussent Romain et, dans une moindre mesure, Marc à formuler leur demande, on en sait peu sur ce qui pousse Sandra, pourtant bien décidée à ne pas avoir d’enfant, à signer sur un angle de table le contrat qu’ils lui tendent, ses alinéas qui parlent de remettre l’enfant dès la sortie de maternité et de ❝destitution❞, à accepter les quelque 20 000 € et à donner son accord sans ciller malgré sa plus parfaite impréparation.
❝J’avais grandi avec la conscience que les enfants peuvent mourir, les mères leur survivre et en devenir dingues et j’en avais tiré la seule conclusion qui s’imposait : je ne serais pas mère.❞
Parce que refuser aurait été trahir Romain avec qui ❝c’est lui et elle contre le monde entier❞ depuis l’adolescence ? Parce qu’elle a senti combien leur désir de parentalité, se heurtant à l’impossibilité de donner la vie, était fort et sincère ? Peut-être existe-t-il une raison plus souterraine liée aux traumatismes vécus dans l’enfance qui lestent son présent.
Avec ce 2e roman après Parmi les miens qui traitait déjà d’un thème difficile, la fin de vie d’un parent, Charlotte Pons se saisit d’un sujet peu lu en littérature blanche, la gestation pour autrui, la mère étant ici à la fois donneuse et porteuse. Et elle le fait bien. Non seulement il est très habile d’avoir choisi de raconter cette histoire sans respecter la linéarité — Sandra est enceinte de 5 mois au moment où s’ouvre le roman — alors qu’il n’y a rien de plus linéaire que le suivi d’une grossesse avec ses rendez-vous mensuels préprogrammés. Mais encore la narration à la 1re personne, faisant de ce texte une confession intime, vient appuyer le propos en plaçant le lecteur au plus près de Sandra, pour faire corps avec ses questions, ses peurs, ses moments de plénitude (rares) et de doute (nombreux).
❝Dans cinq mois, vous allez être maman❞. Sept mots dans un courrier formaté de la CAF vont définitivement faire chavirer ce qui tanguait depuis les premières échographies, depuis les premiers mouvements de l’enfant ressentis au creux du ventre. Ces premiers contacts avaient ébranlé Sandra, du moins sa volonté. Les questions étaient venues l’assaillir. Comment résister à cette intimité ? Comment considérer l’enfant à naître ? comme un invité ? Le lecteur attentif a bien vu Charlotte Pons organiser petit à petit la disparition des ❝Dégage❞ qui revenaient, lancinants, clore les chapitres
❝Quelle femme suis-je, désormais enceinte volontairement sans la volonté d’être mère ?
Dégage.❞
au moment où Sandra livre un combat contre elle-même et contre un désir d’enfant qu’elle ne soupçonnait pas jusqu’alors.
❝Et alors,
Seule dans la nuit,
Dans l'obscurité percée des leds de la Madone,
s'ouvrent des brèches
Que ferai-je de tout ce lait qui va m'emplir ?
Et du reste
Ce que je ne nomme pas encore
Ce que je n'ose pas nommer
Amour❞
L’écriture empathique traduit la relation inédite à son corps, la plongée en pleine confusion après avoir senti l’enfant bouger et la peur d’un futur où elle a accepté — une folie ? — de ne pas avoir sa place. C’est par des phrases toutes simples que Charlotte Pons s’attache à dire les bouleversements visibles du corps, et ceux moins visibles qui viennent sonder la maternité, la filiation, les rapports aux parents, à son père. Cette écriture spontanée, douce-amère, avec des pointes d’humour et toujours juste est exactement celle qui convient pour dire sobrement le rapport à soi, à son propre corps et les questionnements sans fin sur ce qui fait une mère ou pas,
❝Celle qui porte, celle qui met au monde, celle qui garde au monde, celle qui transmet, celle qui aime, celle qui nourrit, celle qui éduque ? Qu'est-ce qui fait la mère ? Le désir ?❞
sur le rôle et la place qui auraient pu (dû ?) être les siens une fois l’enfant remis à Romain et Marc
❝Je ne veux pas évoquer l’avenir car cet enfant et moi ne l’aurons pas en commun.❞
Le doute s’immisce. Chaque jour un peu plus prégnant, il fait son lent travail de sape et vaciller les convictions
❝Si cet enfant n'aura pas de mère, moi, j'aurai un enfant.❞
au point qu’elle se met à envisager une autre issue.
❝Je suis prête à donner un bébé, pas à perdre un ami, mon seul ami.❞
Si Faire corps est l’histoire d'une vie que l’on s’apprête à donner, à tous les sens, il est aussi une histoire de deuil impossible. Pour Sandra, impossible de faire le deuil de son amitié avec Romain et impossible de faire le deuil de son frère. Mais alors comment pourrait-elle avoir la force de faire le deuil de l’enfant qu’elle porte, cet ❝intime étranger❞ qu’elle devra abandonner pour sortir seule de la maternité, les bras et le corps vides mais le coeur plein ?
Faire corps, c’est être solidaire, soutenir quelqu’un, dit le dictionnaire. Faire corps, c’est aussi interroger le lien d’interdépendance de la mère et de l’enfant dès la conception. Faire corps, c’est parfois aussi se livrer à un corps-à-corps où il n’y aurait ni vainqueur ni vaincu.
Faire corps, c’est, je crois, l’évidence de l’attachement.
Faire corps est un roman comme je les aime, de ceux qui ne s’achèvent pas avec le point final. Faire corps est un roman dont l’acuité du propos et la justesse de l’écriture se mesurent à ce je-ne-sais-quoi qui a changé ma façon de voir le monde alentour et aux questions qui me sont venues à l'esprit,
Aurais-je pu... ? Et si... ? Comment aurais-je... ?
Faire corps, enfin, est un roman dont la gravité se pique çà et là d’un trait humour léger sur un sujet épineux dont nous n’avons pas fini de sonder la complexité. C’est une réussite aussi belle que l’image en couverture est affreuse ! Il serait dommage qu’elle vous dissuade d’ouvrir ce roman qui a tant à dire et qui le fait très bien.
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꧁ Arrière-plan © Serena Carone, Vierge de la patience, 1997 ꧂
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