Les Nuits bleues
Anne-Fleur Multon
Éditions de l'Observatoire
208 pages
05/01/2022
18 €
Points, 03/02/2023
❝Vouloir écrire l'amour, c'est affronter le gâchis du langage : cette région d'affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, excessif (par l'expansion illimitée du moi, par la submersion émotive) et pauvre (par les codes sur quoi l'amour le rabat et l'aplatit).❞
Fragments du discours amoureux, Roland Barthes
❦
❝Et donc là-dessus on a dormi car de s’aimer comme ça, on dirait pas mais ça épuise.❞
Une manie ? Je ne jette jamais les bandeaux qui ceignent les livres. Pour autant ils ne dictent pas mes choix de lectures et je reste d'ailleurs très prudente quand le message fait assaut de termes définitifs à me faire lever le sourcil de méfiance — ici indispensable, rare, inoubliable. Qu’ils soient écrits par une primo-romancière, Pauline Delabroy-Allard dont le roman Ça raconte Sarah (P.O.L., 2018) racontait lui aussi une passion amoureuse entre deux femmes, me fait craindre que pour l’originalité, il faudra repasser. Et, de fait, le premier roman adulte d’Anne-Fleur Multon, Les Nuits bleues, raconte l'amour naissant entre deux femmes qui se sont elles aussi rencontrées lors d'une soirée de fin d'année. Le récit commence au printemps 2020, temps d'un monde à l’arrêt, de rues silencieuses et désertes, de commerces aux rideaux baissés, d’attestations de sortie auto-délivrées, d’horizon posé à un kilomètre de chez soi.
Dès lors, à cette époque inédite où le temps et l’espace se trouvent radicalement bouleversés — le premier dilaté, le second comprimé — comment apprendre à se connaître sans se voir ? Comment vient le désir ? Comment l’entretenir, avant de l’assouvir ?
La narratrice écrit le manque et son vertige
❝C’est l’absence qui peut-être nous rend folles, plus folles que si on avait pu se voir vite❞
ainsi que les stratagèmes imaginés pour y remédier : séances comme au théâtre, repas comme au restaurant, pris en commun bien que chacune reste enfermée chez elle, envois de SMS de plus en plus explicites et crus, de photographies tronquées qui invitent à composer le puzzle du corps de l’aimée, etc.
❝Un morceau de son épaule
Sa main très fine et veinée
Un bord de son ventre et de son caleçon
Un chat contre une cuisse dénudée comme par hasard
Un cou blanc, le soir
L’angle plissé de son polo moutarde avec son pantalon blanc
Sa gorge prise dans le coin d’un pull à capuche gris
Fragment d’un tatouage en forme d’ancre, d’une bague, d’une chaîne
Des bouts d’elle qu’elle compose
Secrètement érotiques
Et que je collectionne
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« S »❞
Fragments qui attisent le désir plus que ne le ferait un portrait en pied
❝Quand on pensera à l'amour ce jour-là, on se souviendra du désir qui était presque une troisième personne entre nous❞
et poussent la narratrice à braver le confinement pour aller retrouver Sara.
Ainsi débute une passion folle (pléonasme assumé), la fusion de corps brûlants abolissant un monde extérieur, frileux et éteint. Elles inventent des histoires de pirates, un lit-océan, fantasment un lieu lointain et exotique, Abadjane, où leur amour trouverait à grandir loin des attaques lesbophobes.
❝Parfois un éclair de lucidité entre nous on sait que c’est rare,
qu’on s’est trouvées,
que ce n’est pas comme ça
avec tout le monde.❞
L’écriture exaltée d’Anne-Fleur Multon accumule tant de procédés narratifs qu’elle semble s'être mis en devoir de tous les épuiser... et de m'épuiser
✦ chapitres d’une phrase ;
✦ phrases interrompues ;
✦ mots lancés au petit bonheur et se réceptionnant comme ils peuvent, les pauvres, dans le désordre de la page ;
✦ ponctuation rare, parfois inexistante ;
✦ anaphores ;
✦ listes ;
✦ poèmes ;
❝Mon amour
Est-ce que désormais tu voudrais n'avoir jamais quitté Brest
La rade, le port, ce qu'il en reste, le vent dans l'avenue Jean-Jaurès
Mon amour
Il pleut sans cesse sur Brest comme il pleuvait avant
Il pleuvait tellement quand tu étais enfant
Mon amour
Est-ce qu'un jour tu aurais pu penser
Que la pluie pourrait autant te manquer ?❞
✦ descriptions d’émoticônes ;
✦ les pages 115 et 116 saturées de ❝VOSYEUX❞, etc.
sont des effets éprouvés par d'autres auteurs qui, employés ici ad nauseam, m’ont agacée alors qu'ils auraient dû me convaincre de la palpitation de ces corps féminins pris dans l’urgence dévorante de la passion. Il n’y a rien d’audacieux dans cette écriture éprise d'elle-même, qui copie, qui plagie.
Peut-être ai-je été perturbée que l'autrice préfère souvent l'informe, l'abstrait ❝on❞ à ❝nous❞ ? ❝On❞ ne peut pas plaire à tout le monde...
Peut-être la surabondance d'effets narratifs était-elle censée pallier la fadeur d'une histoire creuse ? Paradoxalement, elle la prive de rythme et m’a empêchée d’entendre ce que je guettais : deux cœurs manquer un battement à l'esquisse de leur avenir porté par un grand vent d'océan.
❝Les gays, les lesbiennes, les hétéros, les féministes, les cochons de fascistes, les communistes, les Hare Krishna, et j'en passe, aucun d'eux ne me dérange. Peu m'importe de savoir quel drapeau ils brandissent. Ce que je ne supporte pas, ce sont les gens creux. Ceux-là me font perdre tout contrôle. Je finis par dire des choses que je ne devrais pas dire.❞
Kafka sur le rivage, Haruki Murakami
Peut-être ne devrais-je pas dire que trop d’effets tue l’effet, et l'effet pour l'effet tue un roman que ni la forme ni le fond ne me feront tenir pour indispensable, rare, inoubliable.
À l'évidence, ce livre n'était pas, pas du tout pour moi, mais je suis certaine qu'il trouvera des lecteurs à conquérir.
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꧁ Arrière-plan — Simeon Solomon, Sappho and Erinna in a Garden at Mytilene, 1864 ꧂
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