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Les Envolés, Étienne Kern, Gallimard

 

 

 

Les Envolés

Étienne Kern

Éditions Gallimard, Coll. la Blanche

160 pages

26/08/2021

16 €

Premier roman

Folio n° 7242, 08/06/2023

 

 

[…] et tu tombes

 

et si ceux qui te photographient alors

croient saisir l’image d’un homme déjà mort

dans cette chute, dans cet énorme effroi,

peut-être n’as-tu jamais autant vécu

accouché de quatre cuisses de froid

 

au cœur de cet effroi

 

ton cœur s’est arrêté tout au bord du matin.

 Au matin suspendu (extrait), Alexis Bernaut, Rue des promenades éditions, 2012

❝ Cela n’avait pas duré quatre secondes. La vitesse normale d’un poids qui chute.

 

Il reste un film, de moins de deux minutes, tourné dans le froid matutinal du 4 février 1912 à Paris, sur le Champ-de-Mars, au pied de la tour Eiffel. Il reste des images en noir et blanc, au flou un peu tremblé, d’une foule levant les yeux vers un homme sanglé dans un accoutrement improbable, mi costume mi parachute. Du premier étage, derrière sa moustache, on le voit sourire à la caméra, hésiter, reculer, s’élancer et s’écraser cinquante-sept mètres plus bas. Quatre secondes durant lesquelles, pour reprendre les mots d’Alexander Chase, cet homme s’est trouvé suspendu entre l’illusion de l’immortalité et la réalité de la mort. (in Perspectives, New Hampshire University Press, 1966)

 

À l’ombre de notre saule pleureur, mon grand-père paternel, né en 1901, m’avait raconté cette histoire qui avait marqué le jeune garçon qu’il était alors. Si ma mémoire n’avait pas retenu le nom de cet homme, je me souviens très bien encore de la stupéfaction et l’incompréhension de BonPa. De sa colère aussi. Comment avait-on pu lui donner l’autorisation d’aller se jeter dans le vide ? Comment avait-on pu ignorer l’absolue nécessité d’un système de sécurité pour sa réception alors que tous ses essais avaient été autant d’échecs ? Comment n’avait-on pas su raison garder ? Et cette foule, que venait-elle voir ?

 

Étienne Kern, pour son premier roman, a choisi de raconter l’histoire de cet homme, Franz Reichelt, tailleur de Bohème venu à Paris avec l’espoir d’une vie autre. Un drôle de type, selon Maurice avec qui il travaille, prêt à tout pour prendre son envol en même temps que ce siècle naissant ; rêver, à une époque où tous les rêves même les plus fous sont permis, est-ce si extravagant ? La dernière guerre est loin, la prochaine, encore inimaginable. Avant le grand saut dans le premier conflit mondial, l’entre-deux est le temps de l’insouciance. La Belle Époque est une période de bouleversements autant techniques que sociaux ou culturels, et un moment rêvé pour tous ceux qui ont foi dans le progrès. L’Exposition universelle de Paris n’a-t-elle pas eu lieu au tournant du siècle ? Louis Blériot à bord de son Blériot XI ne vient-il pas de traverser la Manche ? Le monde appartient aux pionniers, il encourage les élans audacieux, il bruisse d’espoirs et c’est cette part-là que porte Franz Reichelt et sonde Étienne Kern avec un talent certain de conteur, car bien que très documenté, son roman préserve sa part romanesque et ne tombe jamais dans l’exposé circonstancié. 

 

Partout, les pieds enfoncés dans le sol, des foules se rassemblaient, poussant le même cri de plaisir, les bras tendus vers tous ces héros, ces perdus, ces damnés qui lançaient de gros jouets vers le ciel sans savoir qu’ils y creusaient leur tombe.

 

L’époque est exaltante. Foin des timorés, des cartésiens, des raisonnables engoncés dans leur pragmatisme ! Place aux rêveurs, aux joueurs, à ceux qui osent et voient dans leurs découvertes futures le moyen de s’élever au-dessus de leur vie minuscule.

 

Que cherche donc ce tailleur sans histoire et apprécié de tous quand, insoucieux de ses échecs pourtant sans appel, il s’entête à mettre au point un vêtement, parachute léger, pour les aviateurs ? Gloire ? reconnaissance ? récompense du prix Lalance doté de 5 000 francs ? Non, il semble que ce ne soit rien de tout cela. 

 

Franz est à sa fenêtre. Il regarde le ciel. Il ne rêve pas de grandeur, d’envol, de gloire. Il laisse les rêves aux autres. Il veut être aimé. Il veut faire le bien.

 

Il veut être aimé pour peut-être puiser dans cet amour la force de survivre à la perte de ceux qui ont fait un bout de chemin à ses côtés : Antonio et son air d’enfant quand il parlait de l’aéroplane qu’il construisait et à bord duquel il a trouvé la mort au moment où sa fille venait au monde en un curieux passage de relais ; Martha Wagner, son premier amour mort, suppose-t-on, sous les coups de son mari : la petite Alice, qu'il aimait comme sa fille, vaincue par une méchante fièvre. 

Un rêve sans but ni dédicataire ne reste qu’un rêve. Et peut-être, une erreur. Ce but pourrait être de rendre Emma, veuve d’Antonio, heureuse et les protéger elle et l’enfant à défaut d’avoir su le protéger lui.

 

Que cherche donc Étienne Kern en feuilletant un album de photos anciennes ou en regardant de vieux films, tissant un lien intimiste entre Franz et ses propres envolés (d’où le pluriel du titre) alors qu’il écrit dans un Cahier du même gris que la robe que Franz avait confectionnée pour Martha et que jamais elle ne portât ? 

 

Tu étais tout ce qui m’obsède. Le souvenir des corps qui chutent.

 

Avec une écriture limpide, dépourvue d’effet appuyé, Étienne Kern ferre le lecteur, alternant histoire et adresse directe à Franz, le je et le tu apprenant, par un jeu de miroir entre deux époques, à vivre avec l’absence. Revisiter ses morts, c’est interroger la mémoire et l’empreinte qu’ils ont laissée.

 

Ne pensez pas que les êtres qui mordent dans la vie avec autant de feu dans le cœur s’en vont sans laisser d’empreinte, écrivait Nicolas de Staël à la mère de sa défunte épouse, Jeannine Guillou.

 

Son grand-père Helmuth et son amie M. sont de ceux-là, et leur ombre douloureuse plane sur le roman.

 

Les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux.

 

Cette phrase, d’une triste acuité et par deux fois écrite, montre ce qu’il faut de simplicité et de délicatesse pour faire s’entrecroiser ces vies écourtées, qu’elles appartiennent au passé lointain ou non, à l'histoire familiale ou non, et écrire, en creux, le manque que rien, jamais, ne vient combler. La résignation, déjà.

 

À un moment, j’ai cessé de chercher. Au fond, j’aimais mieux l’idée de ne pas être sûr. Les absents sont partout.

 

Les Envolés est aussi et peut-être avant tout un livre sur les absents, le deuil et le chagrin. Sur la solitude de ceux qui restent et avec laquelle ils doivent composer. Martha, Antonio, Alice, Emma envolés, Franz Reichelt reste bel et bien seul avec ses fantômes et son vertige :

 

tu es le rêve, la foi, le désir, le vertige.

 

Manque la folie qui expliquerait, avaliserait tout, ou presque, mais à laquelle on ne peut croire.

 

Dénuée de pathos, douce, à mots choisis, l’écriture d’Étienne Kern est un contrepoids salutaire à la gravité saisissante des faits racontés. Car le soupçon du suicide, bien sûr, s’insinue dès lors que l’on peine à concevoir l’aveuglement d’une telle obsession.

 

Cette vérité si troublante : l’expérience du vertige n’est pas la peur de tomber mais le désir de sauter.

 

Pourquoi succomber à la tentation du vide ?

Parce que l’on (s’)est persuadé de son immortalité ? Parce que l’on souhaite s’envoler rejoindre ceux qui nous ont précédés ? connaître l’ivresse ? concevoir un idéal ? 

 

Les temps ont toujours été durs pour les rêveurs, et cruels. On ne saura jamais ce qui a poussé Franz Reichelt à sauter dans le vide, sans sécurité, en dépit de toutes les mises en garde que dictait le bon sens. Le vide a toujours eu une attirance magnétique. Plus près de nous, on se rappellera les sauts dans le vide d’Yves Klein et les photomontages publiés avec la complicité d’amis photographes dans les années 1960.

 

Franz Reichelt, lui, ne trichait pas et il garde sa part de mystère, même une fois la dernière page tournée. En mettant en miroir le saut dans le vide de ce tailleur de trente-trois ans et celui de personnes qui lui étaient proches et chères, Étienne Kern livre un premier roman pudique et fort, baigné d'une atmosphère irréelle. Et la lectrice que je suis, heureuse de n'avoir pas toutes les clefs et d'être abandonnée à ses conjectures, se retrouve à son tour suspendue entre fascination et incrédulité face à l’absurdité de ces rêves devenus cauchemars.

Les Envolés a reçu le Prix Goncourt du Premier roman en mai 2022. 


꧁ Arrière-plan, illustration parue dans Le Petit Journal du 10 février 1912 ꧂


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