Décomposée
Clémentine Beauvais
L'Iconoclaste, Coll. L'Iconopop
128 pages
08/04/2021
13 €
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Une charogne, Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal
❦
Décomposée est le premier livre que Clémentine Beauvais publie en littérature adulte, ce qui explique en partie que ce soit le premier d’elle que je lise. Le titre de ce petit livre épatant rebondit sur le mot qui clôt le poème Une Charogne (Spleen & Idéal, Les Fleurs du Mal) que j’ai mis en exergue pour ceux qui n’auraient pas encore vécu l’éblouissement de ce recueil peut-être arrivé trop tôt dans leur vie de lecteurs.
❝ ceci n'est plus mon corps. Dans la mort, il est devenu celui
de tout le monde. Il appartient, au détour d'un sentier,
à tout le monde.
Faites-en des poèmes. Je préfère cela à la tombe,
à la pierre roussie de lichen, je préfère.
C'est ma dernière coquetterie. ❞
Faites-en des poèmes. Jeanne Duval va faire mieux que cela, car Décomposée est la vie de cette charogne racontée par elle-même telle que l’invente la muse du poète, alors qu’elle se promène avec Charles dans les bois. Charles, pour une fois, ne sera pas au centre des attentions, puisque Jeanne, la Vénus noire, l’effacée, va offrir la parole à ce corps en décomposition et lui donner un nom – et quel nom ! : Grâce. Au gré de l’imagination de Jeanne, Grâce se (re)compose, (re)prend chair, de l’enfance à l’âge adulte, sa naissance dans une maison de montagne, le rempart qu’elle faisait de son corps pour protéger ses soeurs d’un frère incestueux, sa venue (fuite ?) à Paris dont elle bat le pavé, la vie qu’elle y mène, de prostituée à couturière, de couturière à chirurgienne autodidacte,
❝ J'étais devenue couturière, ce qui veut dire
la journée,
entremetteuse de tissus,
tabliers, robes, étoles et jupons,
rubans, dentelles, boutons,
rapiéçage et éventuelles réparations ;
et la nuit,
ravaudeuse de corps déchiquetés. ❞
de chirurgienne à faiseuse d’anges, de faiseuse d’anges à… , avant de finir carcasse putréfiée, abandonnée en pleine forêt.
Roman policier ?
Thriller à l’écriture graphique ?
Dialogue de théâtre ?
Poème-roman ? roman-poème ?
Chronique du Paris du XIXe siècle ?
Journal composé de dix-sept fragments aléatoires, désordonnés bien que numérotés, vaguement datés (de 1820 à 1855) et localisés ? « Détour d'un sentier », « Montagne », « Ravin », « Chambres », « Autres chambres », « Chambre en haut d’un escalier », « Tout un monde lointain », « Rue de la Femme-sans-tête », « Cour où des enfants jouent aux osselets » . « Détour d'un sentier » revenant de loin en loin, comme un refrain.
Pourquoi faudrait-il pencher pour l’un plutôt que l’autre ? Mieux vaut écouter Grâce, en suivant la géographie inédite de la page où s’écrit son récit. Car la forme est autant audacieuse que divertissante. Impossible pour l’œil d’aller sagement — conventionnellement — de la majuscule au point ; il doit enjamber les blancs, combler les silences, hésiter, et c’est cette hésitation même qui est éminemment poétique. L’œil bousculé doit recomposer le texte pour faire naître son rythme et sa musicalité.
❝ La poésie est cette musique que tout homme porte en soi.❞
William Shakespeare, Le Conte d'hiver
La lecture est lente ; la lecture à voix haute est un défi tant la composition sur la page heurte le phrasé et dépayse l’oeil qui s’égare quand on renverse ses habitudes.
À regarder les photographies que j’ai prises au hasard de ce livre où on a oublié de numéroter les pages, on peut se demander si tout cela n’est pas décousu.
Non. Cousu autrement, car Clémentine Beauvais désobéit aux impératifs de la tradition poétique et (nous) s’amuse.
Les sens en éveil dès les premières pages,
- les couleurs à foison où domine le vert
jaune, châtaigne, vert, rose, violette, blanc, rouge, violine, crème, gris, absinthe, verdâtre, spectral, rubis, noir, brune, gris-vert, grège, bronze, pourpre, beige, framboise, rousse, zinzolin, blême, craie, argenté, moirés...
- les sons
siffle, claironne, couine, croustillent, crisse, résonne, chantent, mugissant, gronde, cogne, tinte, chantonnent, grognements, cliquetis...
- les odeurs
bière, relents de poisson, feu de bois, four à pain, puanteur, âcres, moisissures, algues, fumée, cigare, aromatique, musc, cuir, rances...
- les goûts
fiel, fadasse, sucré, ragoût, sauce...
- les textures
douceur, gratte, pique, choc, flasque, râpeuse, rêche, velours...
loin de reléguer le propos au second plan, le subliment par des rapprochements incongrus, des jeux de langage qui refusent de se plier à la discipline et aux conventions. Clémentine Beauvais joue de tout ce que la poésie offre comme digression possible aux associations convenues : les couleurs ont des odeurs ; le toucher, un son. Les sens se superposent, se recomposent, ou comme l’écrit Baudelaire
❝ Comme de longs échos qui de loin se confondent
[…]
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.❞
Correspondances, in Les Fleurs du Mal
ainsi
❝ le roux glapit❞
❝ les seins hoquètent❞
❝ les mollets des petites sœurs
sont des poires vertes❞
Ces correspondances inédites, qui creusent les perceptions en bousculant l’agencement des mots et des sons (subtil travail sur les allitérations et assonances), ménagent un accès à un monde pleinement nouveau et fascinant où les mises en abyme sont nombreuses par le biais de références aux poèmes baudelairiens dont certaines m’auront fatalement m’échappé.
❝ Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne.❞
Colette
Décomposée ne serait donc qu’un élégant exercice de style ?
À me lire, se poser la question de son artificialité est légitime et la réponse est là encore non, bien sûr que non.
L’inceste, les violences conjugales, la prostitution, l’avortement, l’émancipation, et celui qui en filigrane sous-tend tous les autres — la sororité — sont autant de thèmes que Clémentine Beauvais coud ensemble à sa manière à la fois poétique et superbement crue. Par la forme choisie, Décomposée évite ainsi un manichéisme poussif à force d’être ressassé. C’est pourquoi avant même d’être une démonstration, Décomposée est une réflexion très moderne sur la condition des femmes.
Oscillant entre romanesque et poésie, ce texte intelligent choisit le meilleur des deux. C’est audacieux, vif, réjouissant, provocant ; et sa lecture, un instant de... Grâce ! Tout à fait le genre de livre susceptible d’amener des lecteurs, conquis, à la poésie.
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꧁ Arrière-plan : Portrait de Jeanne Duval par Nadar ꧂
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