Les Monstres
Charles Roux
Éditions Rivages
608 pages
06/01/2021
23 €
Premier roman
« Ne sommes-nous pas, comme le fond des mers, peuplés de monstres insolites ? »
Henri Bosco, Le récif
❦
« Il [Dominique] sait aussi que derrière beaucoup de mystères se cachent souvent des réalités palpables, des phénomènes explicables qui apparaissent incroyables pour qui ne sait pas ce qui se trame en coulisse. Parfois, la sagesse commande d’ailleurs de ne pas chercher à creuser, de se contenter de l’émerveillement de surface, d’apprécier le geste habile d’un magicien, l’histoire improbable d’un conteur. »
Les Monstres, 1er roman de Charles Roux publié en ce début d’année aux Éditions Rivages, est de prime abord exactement cela :
« le geste habile d’un magicien, l’histoire improbable d’un conteur. »
Ce roman, qu’il m’est impossible de qualifier autrement que de chorégraphique, fait se mouvoir, en une alternance de chapitres savamment orchestrée, trois personnages - Alice, David et Dominique. Alors qu’une voix, omnisciente, scrutatrice et disons-le carrément dérangeante, s’adresse aux deux premiers en usant du « vous » avec Alice, du « tu » avec David sans se montrer plus familière pour autant, cette même voix se contente de raconter Dominique, prénom épicène pour un personnage qui n’est vu qu’en surplomb, insaisissable il/elle.
Ce travail d’écriture, ciselé, met en mouvement le récit. Son rythme languissant rappelle celui, baroque, d’une passacaille à trois temps, telle celle du Persée de Jean-Baptiste Lully, où les danseurs tournoient et se frôlent avec lenteur (LWV 60, pour les curieux). Chacun des personnages occupe de courts chapitres, sans jamais interférer avec les autres, avant que la scène centrale du dîner ne les fasse enfin se rencontrer. Pourtant, qui sait prendre son temps — et comment ne pas le prendre avec ce roman ! — ne manquera pas de noter :
✦ l’écho des rimes à l’intérieur des paragraphes ;
« Poubelles renversées, traces de griffures. Pierres descellées, menaçantes écritures. Voitures vandalisées, sang sur les murs. Pour sûr, il n’est pas loin. »
✦ ou encore les liens, presque invisibles tant ils sont ténus, que l’auteur a pris soin de tisser entre chaque chapitre et, partant, entre chacun des personnages. Ainsi, il n’est pas rare qu’il y ait un glissement d’une fin de chapitre à l’ouverture du suivant : « une vulgaire paire de seins » (page 52) et « les deux excroissances modelées au niveau de la poitrine » (page 53). Un peu plus loin, Alice retire ses fripes pleines de sueur avant de filer sous la douche (page 117) quand David se remet d’aplomb sous le jet d’eau froide (page 118). Plus loin encore, « [l’] inédite concentration [qui] tire les traits [du] visage » des élèves d’Alice (page 144) se lit sur les visages des auditeurs d’un David convaincu que « pour obtenir l’attention des autres, rien de tel que de faire forte impression » (page 145).
Par ailleurs, Charles Roux n’hésite pas à recourir à l’anaphore :
« Peu importe ce qui compte ce soir, c’est que la vérité éclate, car c’est la véritable raison d’être de ce restaurant de mensonges. »
« Peu importe que cela amène certains à se déchirer, l’essentiel est que la vérité, même monstrueuse, triomphe. »
J’arrête là mais, faites-moi confiance, les exemples sont légion. Autant d’artifices d’écriture qui aident l’auteur à installer le rythme dans la durée, à confectionner une trame solide, propice aux rapprochements entre ses personnages, presque à l’insu du lecteur qui pressent tout de même qu’Alice, David et Dominique vont se rejoindre alors que rien ne les y prédispose. J’en suis encore à me demander comment Alice, la timide et timorée Alice, se retrouve à accepter l’invitation à dîner d’un inconnu sur un site de rencontres...
Oui, Les Monstres est un roman à la construction audacieuse, parfaitement maîtrisée, qui me laisse d’autant plus admirative que c’est un premier. Mais une construction, aussi inventive soit-elle, est-ce suffisant ?
Voilà trois personnages qui vont vivre leur dernière journée en ville.
Alice, la quarantaine célibataire, sculptrice autodidacte et professeur d’histoire, sera en vacances le soir même. David, cadre de moins en moins dynamique, dont le couple est usé par la routine, ira retrouver Stéphanie partie avec leurs deux enfants au bord de la mer. Le/la Chef(fe) Dominique, jamais remis(e) du décès de son compagnon, ouvrira son restaurant éphémère et confidentiel à de rares invités triés sur le volet. À moins que…
Voilà trois personnages parvenus à ce moment de la vie où il est besoin de faire le point, trois personnages qui se savent arrivés à l’orée d’un renouveau possible à condition qu’ils s’en saisissent sans tarder, trois personnages enfin livrés à eux-mêmes dans une ville elle-même livrée à un « monstre invisible » qui agit durant ces heures propices à la résurgence de nos pires craintes. Le monstre, autant que la nuit, aiguisent la peur des uns, la curiosité des autres et, comme il se doit, la voracité loquace des médias.
« Plutôt que de vendre un peu de mystère aux auditeurs, cette petite imbécile s’escrime à démonter ces mythes, à expliquer qu’aucune source écrite sérieuse n’atteste de la véracité de ces faits, que cela tient de la superstition moyenâgeuse… encore une qui n’a rien compris à ce qu’on attend d’elle. »
L’auteur vend du mystère à son lecteur qui sent la tension monter. Lentement. En ce sens, Les Monstres est un roman d’atmosphère dans lequel rien ne se précipite et, je le reconnais, il m’est arrivé d’y trouver le temps long au point de vouloir accélérer la rotation des aiguilles de la coûteuse montre de David ! Si les premières pages m’ont aussitôt mise en appétit, j’avoue avoir eu bien du mal à conserver cet appétit aiguisé, une fois passée à table. Les quelque — interminables — 200 pages de ce repas pris Chez Dominique m’ont paru indigestes en ce qu’elles n’évitent pas les redites, avec cette impression prégnante que l’auteur me repassait les plats. En effet, les révélations qu’elles sont censées apporter ne nous apprennent rien que l’on n’ait déjà deviné puisque la voix omnisciente nous a révélé les personnages d’Alice et de David, leur présent, leur passé, leurs craintes comme leurs aspirations. Ces révélations nous permettent toutefois de découvrir d’autres facettes de Dominique que l’on voit enfin à l’œuvre, maître de cérémonie entre ombres et lumières dans son restaurant qui tient du cabinet de curiosités.
« Chez Dominique, le restaurant de mensonges est bien plus qu’une simple idée. C’est un révélateur de ce qui se cache à l’intérieur. De la vérité pure débarrassée des habits sociaux de la tromperie permanente. Vous ne savez pas si vous trouvez cela bien ou pas. »
Comme l’écrit Madeleine Ferron « Chacun a en lui son petit monstre à nourrir » et le roman de Charles Roux, avec ses 600 pages, sa pincée de fantastique et son zeste de magie, est pour le moins roboratif. À la recherche d’eux-mêmes dans le dédale des rues de cette ville-capitale qu’un monstre, insaisissable, arpente chaque nuit, Alice, David, Dominique doivent se résoudre à affronter leur monstre intérieur nourri de leurs peurs, leurs manques, leurs masques et leurs fantasmes.
« Choisir soi-même son masque est le premier geste humain volontaire et solitaire. »
Clarice Lispector
Si « ce soir, derrière le masque, il n’y aura qu’une seule et unique personne […] », laquelle réfléchira le miroir du cabinet de curiosités que Dominique fait visiter à ses invités ? Que verront David et Alice, through the looking-glass ?
« Savoir qu'il existe une autre possibilité, l'impensable mais pourtant réelle éventualité que ce monstre invisible ne soit personne d'autre que lui-même. »
Comment avancer quand le passé leste l’avenir ?
Comment éviter la routine et l’usure ?
Comment se défaire des faux-semblants et émerger, neuf, du marasme urbain et social ?
Est-ce indispensable de courir après la réussite ? et, accessoirement, qu’est-ce que réussir ?
etc.
Autant de questions essentielles — à défaut d’être originales — que pose Charles Roux. Elles vont, viennent, se perdent, ressurgissent dans la forme labyrinthique de ce roman ambitieux qui scrute avec une brillante acuité notre époque et notre société.
Et la lectrice que je suis de s’être à son tour perdue :
✦ dans le dédale des réflexions de personnages en proie à leur altérité monstrueuse ;
✦ dans le dédale de ce roman, monstre en manque de silences et au suspens assez vite émoussé en dépit de ses 600 pages.
En ce qui me concerne, il est flagrant que, comme tout monstre qui se respecte, ce roman a joué à merveille sa duelle partition fascination/répulsion.
« Pour saisir certaines choses, il faut être capable de dépasser ses horizons de pensée habituels, reconnaître son ignorance et croire, tout simplement.
Croire à l’improbable. Croire à la magie. Croire aux légendes et aux contes de fées, aux magiciens et aux sorcières. »
Alors, pourquoi cette pointe de déception ?
Peut-être ai-je perdu mon âme d’enfant et n’y ai-je pas assez cru ?
Peut-être aurais-je dû avoir « la sagesse [qui] commande [...] de ne pas chercher à creuser, de se contenter de l’émerveillement de surface » pour me laisser emporter ?
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꧁ En arrière-plan - Cabinet de curiosités ©Deyrolle, rue du Bac, Paris ꧂
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