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Bénie soit Sixtine, Maylis Adhémar, Éditions Julliard

 

 

 

Bénie soit Sixtine

Maylis Adhémar

Éditions Julliard

304 pages

20/08/2020

19 €

Premier roman

 

« La foi authentique et l'intolérance sont souvent les deux faces d'une même médaille. »

Haruki Murakami, 1Q84, livre 3 : octobre - décembre

 « La liberté n’a pas de visage. Elle ne ressemble à rien d'imaginable. Elle nous joue des tours et se moque bien des promesses que nous nous faisons à nous-mêmes. »

 

Pour son premier roman, Bénie soit Sixtine, la journaliste toulousaine Maylis Adhémar s’empare d’un sujet délicat (comprenez casse-gueule, mais en présence des Sue de La Garde, que voulez-vous, je choisis mes mots !) : l’intégrisme religieux dans les familles catholiques, thème quelque peu oublié en littérature.

Voilà l’oubli réparé.

 

Comme l’indique son prénom, Sixtine est la sixième enfant de Muriel et Bruno Duchamp. Elle a été élevée dans la religion catholique stricte des Frères de la Croix. Ce mouvement fictif, mais il en est d’autres bien réels, ne reconnaît ni le concile œcuménique Vatican II (pensez ! une trahison qui dans les années 1960 a fait entrer l’Église dans la modernité) ni l’autorité du pape (un hérétique apostasique !).

Voilà le décor planté.

 

Le monde de Sixtine est un monde où les femmes parlent peu (de toute façon on les écoute peu), où les messes en latin durent plus de deux heures, où l’on ne peut recevoir la communion qu’après confession, où le bénédicité ouvre chaque repas, où l’on prie à heure fixe, agenouillé sur le tapis du salon face à l’autel qu'accueille chaque foyer, où toute souffrance est un signe juste envoyé par le Seigneur pour mettre la foi à l’épreuve. Et où, cela va sans dire, on se marie entre gens de la même obédience pour donner naissance, dans la saine douleur, à une opulente descendance.

 

Dans ce monde-là, la vie de la pieuse, bien que déjà un peu rebelle, Sixtine est tracée depuis sa naissance. 

 

« Un chapelet en pénitence, ce putain de chapelet, avait pensé Sixtine une dernière fois avant de se soumettre, Marie-Madeleine repentie. » 

 

Quand Pierre-Louis Sue de La Garde, entraperçu quelques heures lors des noces de Marie et Hugo, fait sa demande, Sixtine sait que ce mariage est le  « cadeau du ciel »  qu’elle et ses parents appelaient de leurs voeux.

 

« Le surlendemain, de son costume de ville bleu marine, Pierre-Louis sort une boîte, dévoile une bague de fiançailles en or, sertie d’une améthyste. Il déclare vouloir cinq ou six enfants, précise que son entreprise marche du tonnerre, Sixtine peut arrêter là ses études, pas la peine de s’embêter à chercher un travail, elle aura fort à faire avec les héritiers Sue de La Garde. Ils arriveront bientôt et occuperont tout son temps. »

 

Bien qu’elle ne connaisse presque rien de son futur époux, qu’il vienne d’une très bonne famille en vue de la petite bourgeoisie nantaise suffit à faire de lui une perfection de mari…  en tous points détestable !

 

« Dans l’assistance, on est ravi. Et le père Mathias monte en chaire.

— Mes enfants, sur vos épaules repose une lourde tâche, celle d’être des époux catholiques dans un monde païen, celle d’être des parents de nouveaux petits croisés qui devront grandir au milieu de ce peuple renégat. Pierre-Louis et Sixtine, tous les enfants que Dieu vous donnera seront une grâce et une grande bénédiction. Comme disait notre fondateur, le frère André, "en ces temps de décadence et d’apostasie, cela devient même un devoir". »

 

Amen !

 

Sixtine mariée, l’étau des Sue de La Garde vient de se resserrer sur elle. Il ne se desserrera pas. Du moins pas tout de suite et à condition qu’on l’y aide.

Madeleine Sue de La Garde, la belle-mère, est une femme intransigeante, d’une rigidité glaçante « fille de saint-cyrien, épouse de saint-cyrien, mère de cinq garçons et de trois filles, grand-mère de sept petites têtes blondes, et responsable de la chorale au camp d’été pour jeunes des Frères de la Croix ». Pour elle, « peut-être » n’est pas une réponse acceptable. Quant à « non »... avez-vous perdu la tête ? Elle régente tout, se mêle de tout, y compris du prénom de ses petits-enfants (celui de Sixtine et Pierre-Louis s’appellera Foucault), de la méthode d’accouchement (dans la douleur et sans péridurale), de l’allaitement (au sein), etc. 

Il faut qu’on plie, qu’on obéisse, qu’on se taise !

Pierre-Louis, lui, œuvre très activement au sein de la Milice de la Croix en faveur d’une France vertueuse et n’hésite pas à mener des expéditions punitives contre tous ceux qui la souillent, des homosexuels aux Noirs en passant par les Juifs, les Arabes et qui sais-je encore tant la liste des renégats semble sans fin.

La candide Sixtine, elle-même, pense être à sa place au milieu des jeunes « filles de la Milice de la Croix. Missionnaires, leurs pas glissent sur la chaussée du monde pécheur. Les dix commandements dans leur sac à main. Elles les feront leurs, elles les partageront. Ce soir, douze femmes résisteront au vice pour l’amour de Dieu. Sixtine est fière. Elle fait partie de ces apôtres du nouveau temps. Une joie pure s’immisce dans son cœur. Elle n’est pas seulement une femme sur le point d’enfanter, mais une résistante, une combattante de Dieu, une héroïne de la chasteté. »

 

Sur le point d’enfanter ? Cet enfant — mieux ! ce fils — rondement annoncé est sur le point de venir au monde quand la vie de Sixtine bascule en une nuit. Je ne vous dévoilerai rien de l’évènement qui achève d’ébranler les convictions que sa vie maritale avait déjà fait vaciller, et qui jette Sixtine et son petit Adam (oublié Foucault !) sur le chemin chaotique de l’émancipation.

Direction plein sud, vers une région où j’ai mes racines, que j’aime profondément et dont je connais les lieux traversés par nos deux fugitifs. Il fallait bien le silence et la fraîcheur apaisants de l’abbaye tarnaise d’En-Calcat (prononcer incalcate), la jolie place de Sauveterre de Rouergue, chauffée au soleil, pour passer de l’ombre à la lumière. Il n’en fallait pas plus pour que ce roman à la première partie d’une froideur carcérale devienne subitement lumineux au fur et à mesure que Sixtine conquiert doucement sa liberté, nouant des amitiés chaleureuses avec les villageois. Soudain la maternité n’est plus une vallée de larmes. Elle est un bonheur pur quand la mère peut enfin se laisser aller à avoir les gestes qu’on lui interdisait : prendre son enfant dans les bras, le bercer, le cajoler, le coucher tout contre elle dans le lit au lieu de l’abandonner à ses pleurs. C’est une très, très belle histoire d’amour entre une mère et son fils que nous conte Maylis Adhémar. En voulant sauver Adam, en le soustrayant à l’influence pernicieuse de Muriel et Madeleine, Sixtine se sauve elle-même. Elle agit à l’instinct, pour l’une des toutes premières fois de son existence, et ça lui va bien. Dans ce petit village aux maisons massées autour de la place centrale, sous les couverts des arcades, une autre vie est possible, loin de la sempiternelle repentance, une vie qui n’exige pas de renoncer à sa foi. Sixtine va découvrir une manière autre, plus décontractée, plus vivante, moins formelle et moins culpabilisante de vivre sa foi, auprès de Benjamin, le curé débonnaire de la paroisse que tous appellent naturellement par son prénom.

 

« C'est le laxisme de Vatican II à ciel ouvert aurait dit Madeleine »

 

Ce laxiste qui propose son aide aux immigrés (jarnicoton ! quelle horreur !) baptisera Adam.

 

Une manière adroite de dire que ce n’est nullement la foi qui est en cause, mais ses excès et les immanquables dérives des fanatiques. Une autre foi/voie est possible, et l’écriture froide et contrainte de la première partie se réchauffe, le style se fait simple, délicat, convivial, oui convivial, alors que la vie de Sixtine reprend des couleurs, celles de l’amitié, de l’amour passager, de l’entraide, de la bienveillance, du respect de l’autre : ce qui fait tout le sel des relations humaines, n'est-ce pas ?

Jusqu’à la rencontre à Saint Girons, en terre ariégeoise.

Jusqu’à la renaissance à Moisés, de l’autre côté de l’océan.

 

Bénie soit Sixtine, dont chaque titre de chapitre est une citation biblique, est un roman très bien construit, même s’il n’évite pas quelques longueurs, vite pardonnées (trois Pater et trois Ave). Maylis Adhémar a écrit un roman choral où s’intercalent des lettres d’Erika qui nous ramènent quelque 40 ans en arrière, au temps où sa fille, Muriel, était adolescente. La grand-mère juive russe de Sixtine était alors une artiste de cirque ambulant qui avait fui le joug maternel. Avec son compagnon Dan, ils étaient venus s'établir dans une ferme hippie du côté de Saint-Girons en Couserans. Dans l’une de ses lettres, Erika avait écrit à sa fille qui lui tournait le dos : « Je me dois d’accepter tous tes choix. » Comme sa mère l’a fait pour elle, Muriel peut-elle accepter les choix de Sixtine alors que certains membres de la famille se sont lancés à ses trousses pour faire revenir la brebis égarée dans le droit chemin, c’est-à-dire dans la maison nantaise, à genoux sur le tapis, face à l’autel ? On comprend que chaque fille s’est construite dans la fuite, en opposition à sa mère, et Sixtine ne fait pas exception, elle qui se met à fréquenter les musiciens marginaux, les punks tatoués et fumeurs de joints de la ferme au bord du Lézert tout proche. Pour Sixtine, l’écart ne pourrait être plus grand avec ce qu’elle a connu jusque-là. Peut-être un peu trop, diront certains lecteurs qui penseront, comme moi, qu'il n'était pas utile de passer d'un extrême à l'autre.

 

Avec une grande sensibilité, ce roman offre de s’interroger sur ce que les parents transmettent à leurs enfants. De quoi hérite-t-on ? Que transmet-on ? Comment grandit-on ? Faut-il renier l’éducation reçue pour s’alléger et avancer ?

 

« Les enfants sont-ils toujours attirés par le contraire de leurs parents ? »

« On n’invente pas des histoires aux enfants. On ne peut pas leur mentir. Au fond d’eux ils savent. »

 

À ceux pour qui ce milieu ultra-catholique est une terra incognita, le trait paraîtra forcé, voire outrancier. Tout est malheureusement au plus près de la réalité. Faites confiance à Maylis Adhémar, c’est un milieu qu’elle connaît bien.

Avec un tel sujet dont le cœur de l’action se situe en 2013, année du débat sur le mariage pour tous, le risque était grand que Bénie soit Sixtine s’enlise dans les lieux communs et tombe dans la caricature, un écueil qu’il esquive intelligemment. J’accorde toutefois que l’autrice semble moins à son aise dans la 2de partie. En prenant l’exact contre-pied de la 1re, ce versant du roman est quelque peu convenu et s’étire en longueur(s), là où le dénouement trop vite expédié — à mon goût et c’est dommage — aurait mérité d’être plus soigné. Ces quelques réserves ne sont que des vétilles au regard des qualités indéniables de ce 1er roman à la construction impeccable et au propos implacable, qui a le bon goût d’éviter un manichéisme facile.


꧁ Arrière-plan ⩫ Marc Chagall, La mariée à l'éventail, 1911 


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