Les Cœurs inquiets
Lucie Paye
Gallimard
152 pages
05/03/2020
16 €
Premier roman
« Pour la peinture, ma nécessaire conviction, c'est cet abandon pour laisser advenir. Retrouver ce cœur pur, naturel celui de l'enfant. Abattre les frontières entre le soi et le vivant de toutes choses. Et alors un échange incessant s'engage, extérieur-intérieur, un cycle naturel de revitalisation, d'auto-régénérescence incroyable. »
Charles Juliet, Entretien avec Fabienne Verdier
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« La toile écume sous les coups de son pinceau. Un flot en nuances de vert, brouillé par les vents. Une chape épaisse agitée de courants. Sous sa pression, la paroi s’ouvre sur une image : un jardin. Il y force son chemin, aveugle et voyant à la fois. Le grain de la toile, la pâte sortie des tubes deviennent écorce, tige, herbe, feuille, mousse. Au centre de ce jardin : une silhouette. »
Le premier roman de Lucie Paye a été publié en mars 2020, alors que nous allions vers des jours empêchés. Les Cœurs inquiets entrelace deux vies intranquilles, elles aussi empêchées : Lui et Elle s’en partagent les courts chapitres.
Lui, raconté à la 3e personne, est un jeune peintre ayant quitté, à la mort de son père, l’île Maurice pour Paris après qu’il a été repéré par Marc, galeriste affairé aujourd’hui à monter sa prochaine exposition, la deuxième.
Elle, est une femme malade, en fin de vie pour tout dire, qui se jette comme on se noie dans l’écriture d’une longue lettre à l’absent et nous ignorons si, avant le point final, elle retrouvera ce « tu » que déjà nous devinons familier.
Le roman est construit sur le chassé-croisé de ces deux récits qui ne se juxtaposent pas, mais bien au contraire se tissent ensemble et se font écho.
LUI « Ce n’est pas un soliloque. Tout juste un monologue. Parler seul, mais s’adresser à tous. »
ELLE « Le monologue est un exercice plus difficile que la conversation. »
On sent d’emblée qu’ils pourraient se rejoindre pour entrer en résonance : Lui dont le trait tente de saisir la vie qui s’est invitée sur la toile alors qu’Elle écrit à l’absent pour lui dire ce jour terrible où sa vie a trébuché. Sont-ils faits pour s’entendre ? pour s’attendre ?
Il se crée un mouvement étonnamment languide de la peinture à l’écriture et retour, toutes deux traversées par le secret et le manque,
LUI « Il se rappelle les tableaux en legato, naissant les uns des autres. Il était une bouche béante. La matière coulait à flots de lui. Jusqu’à Paris. Jusqu’à maintenant, où plus rien de sort. Plus rien de juste. Il a beau essayer, il a beau forcer la peinture sur la toile. Il fouille, il rampe, il tourne en rond. Il est échoué, à sec sur une plage inconnue. Carcasse pleine d’un grand vide noir. »
par l’apparition évanescente et l’absence tangible, par l’amour que l’on n’a pu recevoir et celui, « immarcescible », que l’on n’a pu donner.
ELLE « Aimer c'est toi qui me l'as appris. Ce don, même le manque terrible n'a pas pu me le retirer. Accompagnée de toi, je pouvais continuer d'aimer. »
Elle et Lui sont deux énigmes en souffrance, pour le lecteur bien sûr, mais également pour eux-mêmes.
ELLE « Je ne voyais pas d’autre issue que celle de te retrouver. Je ne pouvais pas mourir, à cause de toi ; je ne pouvais pas vivre, sans toi. »
LUI « Il est comme un mineur qui a trouvé le début d’une veine, mais bute sur une paroi trop dure à entamer. Ce qu’il cherche est derrière. Il n’a pas d’autre choix : creuser, sans relâche. »
Creuser la veine artistique pour colmater les failles intimes, se risquer dans cette entreprise avec, pour le guider vers la lumière enfin révélée, le fil des cartes postales d’Ariane, jeune femme si bien prénommée, dont les mots, rares, tombent toujours juste. Avec son instinct économe, cette amie sûre et discrète a envoyé ces cartes comme autant de fils lancés dans l’espoir d’extraire ce peintre tourmenté de la « mélasse informe ». Comme j’aurais aimé qu’Elle, hélas bien vite résignée à mon avis, creuse avec la même opiniâtreté pour retrouver la trace de celui qu’on lui a ravi !
Il est à la fois très facile de résumer ce roman et très malaisé d’en parler sans déflorer le lent cheminement vers l’ultime révélation, celle que l’on pressent dès les premières pages et celle qui finalement advient au moment où un soubresaut inattendu réussit à déjouer notre intuition première. Lucie Paye n’œuvre pas en grands à-plats. Pour éviter un trop rapide dévoilement, seules de petites touches intimistes posées habilement çà et là finissent par composer le tableau d’ensemble dans les toutes dernières pages. Nulle fièvre, tout au plus ces cœurs inquiets vacillent-ils, tant ils se savent contraints par quelque chose de plus grand qu’eux, qui les dépassent et qu’ils s’expliquent mal.
LUI « Acharné à faire émerger quelque chose. Il ne sait même pas quoi. Il ne se le demande pas. Tout ce qu’il sait, c’est la solitude, l’insatisfaction permanente, l’acharnement, la rage de l’impuissance, l’inabouti perpétuel, l’âme toujours inquiète. »
ELLE « Je continue de t’aimer, malgré tout, au-delà de tout, sans limite. Nous avons prouvé, toi et moi, ensemble, que l’amour se moque de l’absence et qu’il n’est pas l’esclave du temps. »
Moi d’ordinaire si friande des écrits de l’intime, j’attendais ce roman voyageur des 68 premières fois avec impatience. Je ne saurais vous dire combien je suis chagrinée que la beauté froide du style de l’autrice m’ait empêchée de vibrer à cette histoire bouleversante. Comme le peintre observe de sa fenêtre la femme occupée à écrire de l’autre côté de la cour, cherchant à percer son mystère en imaginant une possible histoire, je suis restée, spectatrice, au seuil de ce texte. Je n’ai pu m’imprégner ni des questionnements d’Elle et de Lui ni de l’acuité de leur quête. À ma grande confusion, je n’ai pas su faire abstraction du travail sur la phrase à l’élégance aseptisée. J’ai en tête les mots de Fabienne Verdier (oui, encore elle) dans Passagère du silence : Dix ans d'initiation en Chine (Albin Michel, 2003)
« Tu as voulu traiter ta phrase en oubliant l’harmonie de la composition ; on sent le labeur [...]. »
On sent le labeur... Bien sûr, la sincérité de l’autrice n’est pas à mettre en doute — c’est un 1er roman et je ne l’oublie pas — mais il me faut bien reconnaître avoir peiné à entrer dans ses mots. Le travail d’écriture, certes immense mais à l’apprêt trop apparent, m’a rendue peu sensible au montage pourtant bien orchestré à défaut d’être innovant, à la tension de ce roman d’atmosphère où, comme devant une toile, tout aurait dû n’être qu’émotion.
Il lui a manqué « cet abandon pour laisser advenir » ; ce même abandon qui a manqué à la lectrice que je suis.
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꧁ Tableau en arrière-plan ©Fabienne Verdier, Saint Christophe traversant les eaux II, 2011 ꧂
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