Le Doorman
Madeleine Assas
Actes Sud
384 pages
03/02/2021
22 €
Premier roman
« New-York, tu la prends comme elle est mais tu la fais également tienne à ton arrivée : elle était différente avant, aussitôt après elle changera encore, et tout ce que tu écris sur elle vieillit immédiatement, l'encre n'a pas eu le temps de sécher que c'est déjà daté. C'est un instantané de quand tu y étais, ni plus ni moins. »
Paolo Cognetti, Carnets de New York
❦
« J’ai quitté ma jeunesse le 8 août 1961 quand - du pont du bateau, accroché au bastingage, résistant les poings serrés autour de la barre rouillée à la poussée des passagers agglutinés derrière moi qui se tendaient de tout leur chagrin, pour un ultime regard vers Oran, j’ai vu s’éloigner petit à petit dans la brume de chaleur, la coupole blanche de Santa Cruz. »
Pour son 1er roman, Le Doorman aux Éditions Actes Sud, la comédienne Madeleine Assas a choisi de donner la parole à Raymond dont nous faisons la connaissance alors qu’il est tout jeune garçon, à Oran où il vit seul avec sa mère depuis que son père a été raflé. Des amitiés d’enfance aux débuts de la guerre d’Algérie à l’arrivée des Américains, Raymond grandit, devient adulte avant d’embarquer pour la France, seul. Ce sera Marseille, puis Paris, ville qui tire en arrière et freine l’élan. New York, enfin.
Si je décide de tourner assez vite les pages oranaises du roman, n’allez pas en déduire qu’elles manquent d’intérêt. J’ai tout de même l’intuition que Raymond n’est pas homme à se retourner volontiers sur un passé qu’il a laissé de l’autre côté de l’océan, en Algérie. La suite dira, peut-être, que je me trompe.
« Ne plus avoir de famille était un grand soulagement, une immense liberté. »
Profitons donc nous aussi de cette liberté pour abandonner Raymond et mettre nos pas dans ceux de Ray, à New York.
« Je laisserai bientôt ces lambeaux de vieille Europe, moi Raymond de trente ans, déjà vieux d’errances, de chagrins, pour m’inventer Ray tout neuf. »
Une 2e naissance à 30 ans que rend possible cette ville « sacrément, salement et merveilleusement humaine. […] brutale, dure, âpre, hautaine. » Ray est un vrai New Yorkais, comprenez un immigré qui gardera toujours la trace de là d’où il vient.
Dans cette ville où le fantasme le dispute à la réalité, après avoir vécu de petits boulots, Ray est devenu doorman au 10 Park Avenue, l’une des adresses les plus huppées de l’Upper East Side au coeur de Manhattan. Son emploi et son studio exigu au 22e et dernier étage, il les doit à la gigantesque panne d’électricité qui a paralysé la ville le 9 novembre 1965 et à Hannah Belamitz, sa bienfaitrice et l’une des résidents de cet immeuble cossu où tout est soumis à l’approbation du board.
« Je suis frappé par la familiarité que cette femme me témoigne. [...] elle est la seule avec qui, même aux portes de l'immeuble, j'oublie que je suis le doorman, et à son service en quelque sorte. »
Les chapitres racontent trois temps - le passé des souvenirs oranais, la vie dans le macrocosme new yorkais et celle du microcosme du 10 Park Avenue - que Madeleine Assas tisse ensemble pour offrir à la simplicité apparente de l’histoire une trame ambitieuse et dense. Le maillage des récits, leur porosité, font écho au quadrillage de la ville dont
« [l]a géométrie, les lignes droites et les angles constituaient une trame qui permettait une anarchie de créations complexes et ciselées qui, mises bout à bout, superposées, juxtaposées, sculptaient l’écheveau magnifique d’une humanité flamboyante. »
Le dynamisme de la construction narrative vient en contrepoint d’un récit à la lenteur contemplative, celui d’une déambulation dans cette ville qui, comme Ray souvent de service la nuit, ne dort jamais.
Le Doorman raconte des rencontres éphémères
« Les rencontres étaient faciles à New York, le contact simple, immédiat. Mais je restais profondément européen, français, dans mon comportement. J’abordais les autres avec timidité, une réserve polie, presque sauvage à l’étalon de la cordialité américaine, directe et bruyante. »
ou, à l’opposé, des amitiés au long cours, dont la rareté fait le prix. Celle de Bentzion, de Claudius ou encore de Salah Waahli, guide hors pair, avec qui Ray aime arpenter les pavés new yorkais et s’abandonner au hasard des rues :
« Quand je ne travaille pas, je marche, je marche. New York c’est le monde, c’est chez moi et c’est une terre étrangère, les territoires, les peuples, tous différents. »
C’est Salah qui le dit, ce pourrait tout aussi bien être Ray, ou vous, ou moi, tant ne pas marcher dans New York est un non-sens.
Le Doorman est une déambulation new yorkaise qu’accompagnent quelques femmes, celles qui restent à peine quelques semaines, quelques mois ou Holly qui jettera l’éponge au bout de 3 ans. Sans oublier quelques amies de toujours, telle Alma que Ray a connue alors qu'elle n’était qu’une enfant du 10 Park Avenue.
Le Doorman est traversé de manière éphémère par les vies que Ray invente aux passants qui vont et viennent au-delà du dais ou à ceux croisés au gré de ses errances de Chinatown à Central Park, et plus durablement par celles des résidents du 10 Park Avenue qu’il sert avec une discrétion et une prévenance exemplaires. Le portier n’est-il pas aussi un veilleur ?
Pourtant, malgré les amitiés sincères et l’effervescence de la ville, ce roman dit sans conteste une solitude
« Quand, peu à peu, moi et New York était devenu New York et moi, j'ai senti que, sujet minuscule avalé par le monstre, il me fallait respirer, prendre des pauses. J'ai compris que si je ne voulais pas être digéré par l'énergie colossale de la ville et rejeté comme un débris par sa mécanique sans pitié, je devais me construire, ou plus exactement, me reconstruire. »
qui se frotte à d’autres solitudes, le temps de s’y réchauffer. D’ailleurs, quand ils ne sont plus là, qu’ils soient partis ou morts, les amis ne sont guère remplacés, tout au plus de nouveaux résidents, plus jeunes, viennent poser leurs cartons dans l’appartement qu’un déménagement ou un décès a libéré.
Le Doorman consigne aussi la transformation d’une ville qui se confond avec celle de Ray : New York, l’autre personnage principal du roman. Au fil de 4 décennies, nous la voyons entamer sa mue. Du marasme des années 1970-1980, celles de Times Square en temple de la pornographie et du nombre scandaleux de homeless, à la salubrité revendiquée des années 1990 sous la mandature de Rudy Giuliani.
« Vue du ciel, New York était confiante, inoffensive, d’une désarmante insouciance. Je ressentis tout à coup sa vulnérabilité poignante »
Vulnérabilité que le 11-septembre vient confirmer.
Le chaos au-dehors met alors en lumière le champ de ruines intimes qu’est la vie de Ray. Lui toujours prompt à balancer entre deux états incompatibles
« […] J'étais euphorique et malheureux. Plein d'espoir et sans illusion. »
prend soudain conscience qu’un changement doit advenir et qu’il lui appartient. Ce sera le retour vers sa terre natale, à 70 ans.
« À New York j’étais chez moi. Ici c’était chez moi. New York m’appartenait mais j’appartenais à cette terre d’Afrique, j’étais son enfant. »
Madeleine Assas a fait de ce roman un album d’instantanés que j’ai pris plaisir à feuilleter. Je ne voudrais pas clore ce billet sans parler de la douceur délicate de son écriture qui baigne ces vignettes d’une mélancolie palpable et fait du Doorman un moment de lecture hors du temps. Un adage dit que pour qui sait regarder, l’étonnement naît des choses les plus simples. Il en va ainsi des histoires ; les idées les plus simples font souvent les meilleurs romans. Et quand l’un d’eux m’offre une parenthèse de quelques heures en bonne compagnie à New York, ville dont Madeleine Assas a saisi toute l’ambivalence et qui me manque, je ne boude pas mon plaisir. Vous ne devriez pas bouder le vôtre.
❦
꧁ Illustration © Thomas Svensson ꧂
Écrire commentaire