Indice des feux
Antoine Desjardins
La Peuplade éditeur
342 pages
21/01/2021
20 €
Nouvelles
Mon Poche, 08/06/2023
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. »
Jacques Chirac, Discours au sommet de la Terre, 2002
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« Notre relation au monde. Notre manière d’interagir avec lui, de l’habiter et de l’accueillir. De le sentir, de le concevoir. Notre habileté à le lire, à le percevoir avec acuité. À le comprendre, à en reconnaître la complexité et les mystères insolubles. […] Le respect qu’il nous inspire. Le sens du devoir moral de protéger la nature, qui se développe en parallèle à cette relation-là. […] Ça ne sert à rien de vouloir sauver la planète. […] Ce qu’il faut sauver… ce qu’il faut rétablir, soigner, rapiécer, c’est notre relation au monde dans lequel on vit trop souvent en surface sans y être vraiment. Sauver notre relation à la nature, au vivant, parce que tout le reste en dépend. »
Louis, dans la nouvelle Feu doux
Pour son entrée en littérature, le Québécois Antoine Desjardins a choisi le format court. Indice des feux est un recueil de sept nouvelles, de longueurs diverses, publié par les éditions canadiennes La Peuplade que j’affectionne particulièrement. Gyrðir Elíasson, c’est eux ; Christian Guay-Poliquin, aussi. Et tant d'autres.
À ma grande incompréhension, la nouvelle est un genre boudé en France, alors qu'elle n’a rien d’un genre mineur outre-Atlantique où des noms prestigieux, Toni Morrison ou Joyce Carol Oates par exemple, n'ont pas rechigné à explorer cet exigeant genre de narration brève. Je suis heureuse, vraiment, que les 68 premières fois fassent ce pas de côté en sélectionnant un recueil pour cette session 2021. Qui sait, peut-être saura-t-il conquérir d’autres lecteurs engagés dans cette aventure de livres voyageurs ? et vous qui me lisez ?
Chacune de ces sept nouvelles — À boire debout, Couplet, Étranger, Feu doux, Fins du monde, Générale et Ulmus americana — est pour Antoine Desjardins l’occasion de dresser un constat écologique, de nous confronter aux changements que l’on observe depuis de nombreuses années à présent sans que grand-chose ait porté ses fruits pour y remédier. À ceux qui craindraient de lire un énième pensum, je dirai qu’ils font fausse route. L’auteur ne se pose ni en moralisateur ni en accusateur. Il raconte comment notre environnement est en train de changer, pour le pire, avec une simplicité désarmante qui décuple notre attention. Nous sommes loin, très loin, des vitupérations qui nous promettent invariablement l’apocalypse et, en cela, Antoine Desjardins s’assure d’avoir notre oreille. Du moins la mienne.
L’un des atouts de ce recueil, qui en a de nombreux, est de donner la voix à un « je » qui nous parle (le québécois marqué de la 1re nouvelle, À boire debout, dépayse et déconcertera peut-être certains lecteurs qui trouveront un petit lexique salutaire en fin d’ouvrage), pour exposer les questionnements qui sont les siens et devraient être les nôtres, puisqu’en prise directe avec nos quotidiens. Il n’y a pas de colère sourde ni de jugement manichéen, encore moins d’injonction comminatoire ou de revendication tempétueuse. J’y vois plutôt une invitation, une incitation à partager ses questionnements. Car si l’homme peut légitimement être tenu responsable des dommages causés à l’environnement, il ne faut pas oublier qu’il est le seul à pouvoir inverser le cours des choses, à concevoir une solution viable, durable et, avant tout, raisonnable. Il faut donc le prendre par la main, lui donner à voir ce qui ne va pas, ce qui pourrait être envisagé sans se le mettre à dos, si vous me passez cette expression, parce que cet homme est le maillon essentiel de la solution.
À cet égard, la nouvelle Feu doux occupe la 4e place, la place centrale, dans le recueil et je ne pense pas que ce soit un hasard, car elle lui offre son centre d’équilibre, un pivot autour duquel s'organisent, en parfaite symétrie, les autres nouvelles. Louis a été un enfant précoce et brillant, promis à un bel avenir. Que lui prend-il donc de tout plaquer pour courir le globe, de l’Inde à l’Australie, avec pour seul bagage un simple sac à dos ? Ses parents dont il faisait la fierté sont incrédules et inquiets, de même que son frère aîné Cédric avec lequel il a toujours eu une relation particulière :
« Louis, c’est avant tout mon petit frère, mais aussi quelque chose comme mon fils. »
Louis est selon les mots de ce dernier « Le genre de personne inspirante qui, contrairement aux gens comme moi, pourrait un jour transformer le monde par son œuvre, ses réflexions, ses idées. » Contrairement aux gens comme nous ?
Parce que toutes les vies sont interdépendantes, qu’elles partagent une même fragilité, Antoine Desjardins a choisi d’établir dans chaque nouvelle un rapprochement entre l’homme et la nature. Rien de tapageur ni de trop utopiste, l’auteur est plus subtil que cela en rattachant chaque récit à l’une des étapes marquantes de nos vies, dans ce qui nous est de plus familier — la maladie, le divorce, un déménagement, la grossesse, la vieillesse, et la mort qui ouvre et referme ce recueil — il nous engage, et cela vaut tous les discours militants. Ses personnages ordinaires menant des vies ordinaires, c’est vous, c’est moi, en ces moments où nous marchons sur un fil, plus qu'incertains quant à notre aptitude à rester « du bon côté de la ligne ».
Ainsi cet homme aviné et pathétique, qui ne peut plus rentrer chez lui parce que depuis le divorce son ex-femme s’est empressée de faire changer les serrures, va croiser un coyote chassé avec ses congénères de la carrière qui était leur territoire, les contraignant à s’aventurer au plus près des habitations, fouiller les poubelles pour trouver quelque subsistance et ne pas mourir de faim (Étranger)
« Durant près de trente ans, les coyotes ont occupé la crevasse de l’ancienne carrière sans déranger personne, quasiment invisibles même s’ils ne vivaient qu’à quelques centaines de mètres de quartiers résidentiels densément peuplés. »
De même ce jeune couple qui s’interroge quant à son propre enfant à naître alors que les baleines franches sont décimées, les baleineaux privés de leur mère, voués à une mort certaine au point que l’on pense l’espèce en voie d’extinction (Couplet) :
« Que ça se peut encore… un enfant… Un enfant, dans ce monde-là ? »
Et que penser de cette forêt, terrain de jeu des enfants, disparaissant sous les pelleteuses et le béton du nouveau quartier résidentiel, et induisant ce constat glaçant, posé là encore simplement, sans verbiage inutile (Fins de monde) :
« Toute bonne chose a une fin, […] tout ne change jamais que pour le pire. »
Enfin, l’acharnement thérapeutique de ce grand-père pour sauver son ulmus americana de la graphiose alors que le moment venu, il refusera qu’on lui administre les soins nécessaires, se disant invincible jusqu’à preuve du contraire (qui sera prouvé, malheureusement) :
« La manière dont Grand racontait cette histoire, la tendresse qu’il insufflait aux mots, lui conférait une force d’enchantement prodigieuse, qui aurait su toucher n’importe qui, jeune ou vieux, sensible ou indifférent, candide ou amer. […] sa manière de la livrer était empreinte d’un inébranlable respect, de gratitude et d’amour. »
Je trouve que cette phrase dit très bien comment, dans ces courtes et moins courtes fictions, Antoine Desjardins nous raconte cette relation à soi-même, aux autres, à la vie, à cette Terre où couvent des feux mal éteints qu’il nous appartient de fixer durablement. Comme l’écrit l’auteur, l’homme doit
« Prendre soin de tout, en particulier de ce qui est en train de disparaître. »
pour pouvoir encore longtemps apprécier, comme l’adolescent de À boire debout,
« Les nuages, la neige, le soleil. La lumière, la vraie lumière sur [sa] peau. Le givre dans [ses] cils. Le son de la glace écorchée quand on brake sec en patins. Le froid qui [lui] tire les muscles des sourcils. La chaleur pesante d’une canicule. Le vert tendre des plantes au printemps. Les fleurs de toutes les couleurs. Le bruit des feuilles mortes qui raclent l’asphalte en automne. Les branches des saules qui ressemblent à des mains tordues. L’odeur de bouette un peu salée du jardin après un orage. Les oiseaux. […] Les courses en rollerblade au bord de la rivière. Les bateaux sur le fleuve. Les lacs miroirs. […] Les sous-bois pleins de champignons. L’odeur des cèdres qu’on vient de tailler. »
Qu’elle est belle notre Terre, n'est-ce pas ?
Avec ses phrases rapides et chantantes, Indice des feux porte la nostalgie d’un monde en train de disparaître, et l’espoir qu’il puisse en être autrement. Antoine Desjardins signe là un premier recueil d’une force renversante.
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Ce roman a reçu le Prix du roman d’écologie 2022.
꧁ Arrière-plan ⩫ © Marek Piwnicki ꧂
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