· 

Avant elle, Johanna Krawczyk, Éditions Héloïse d'Ormesson

 

 

 

Avant elle

Johanna Krawczyk

Éditions Héloïse d'Ormesson

160 pages

21/01/2021

16 €

Premier roman

Pocket n° 18481, 17/02/2022

 

« L'ancienne victime fait le meilleur bourreau. »

Les Contes défaits, Oscar Lalo

« Les catastrophes n’arrivent jamais d’un coup. Elles sont fourbes et se faufilent à petits pas. Ernesto Gómez, né en Argentine en 1928, exilé en France en 1979, un destin brisé. 

Tu es parti en 2015, un mois après la naissance de Suzanne. Tu m'as laissée papa avec ma vie brisée. »

 

— Comment vous parler du 1er roman de Johanna Krawczyk, Avant elle, sans faire assaut d’éloges dithyrambiques à vous faire lever le sourcil de méfiance ? Je ne vous en voudrais pas. Je suis moi-même très circonspecte dès lors que les avis se font trop laudatifs. Sans y parvenir tout à fait, j’essaie de bannir de mon vocabulaire des mots tellement suçotés qu’ils n’ont plus aucun goût. Adieu donc « pépite », « magistral », « claque », « incontournable », « remarquable », « éblouissant », et j’en passe.

— Et donc ?

— Et donc, ça ne va pas être facile !

 

Avant elle est un 1er roman certes, mais il est aussi le roman d’une autrice passée par l’écriture de scénarios. Et cela se sent à son habileté consommée à saisir le lecteur, le plier à sa volonté, le berner avant de le tordre et l’amener là où il ne veut surtout pas aller, pour enfin le relâcher 2 heures plus tard, le souffle court, les yeux rougis, la gorge serrée.

 

Paru à la fin janvier aux Éditions Héloïse d’Ormesson, Avant elle est un roman d’à peine 160 pages, presque une novella, qui se lit d’une traite. Ce n’est pourtant pas un roman facile. Il est dur. Non. Pas dur. Éprouvant. Le lire est une épreuve. Voilà. Je ne sais pas comment le dire autrement.

 

« Ma fille, il y a des souvenirs qu’il ne faut pas réveiller. »

 

La fille, c'est Carmen, jeune femme sur le fil, à la recherche d’un semblant d’équilibre entre vie familiale (elle est mariée à Raphaël et maman d’une petite Suzanne) et vie professionnelle (elle est enseignante-chercheuse à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine de Paris, supposée en pleine rédaction de son HDR). Ses parents sont des réfugiés argentins ayant fui la dictature à la fin des années 1970. Sa mère, Gabi, s’est donné la mort quand elle avait 11 ans. 

 

« Le vendredi 20 décembre 1991, entre 12 heures 30 et 12 heures 40, j’ai glissé de l’autre côté de ma vie, de sa légèreté et de sa joie. Ma mère est morte et je n’ai plus fait partie du monde normal. J’avais onze ans et marcher dans la rue, regarder les oiseaux piailler sur les branches, aller au collège, toutes ces activités du quotidien a priori simples étaient devenues irréelles. »

 

Quant à son père, Ernesto, il est mort d’un AVC l’année précédente. Fragile, Carmen a déjà fait un séjour en hôpital psychiatrique. Quand elle tombe, c’est souvent au fond d’une bouteille de whisky ou de vodka. 

 

« Une double vodka, merci, une autre, merci, une autre ! J’enchaîne les verres, mon sac rempli de copies sur le dos. L’obsidienne dans mon ventre s’emballe, alors je bois cul sec et je pense à toi, papa, mon roc mon géant, et mort pourtant. Accident vasculaire cérébral irréversible, il y a un an et sept mois. La rengaine du chagrin sans date de départ. Une autre, merci ! »

 

L’enfance de Carmen s’est construite sur les silences de son père obstinément évasif, arc-boutée contre la solide complicité qui la liait à sa mère avant que celle-ci ne perde sa joie de vivre et commette l’irréparable.

Pourquoi ? Nous finirons par l'apprendre dans ce roman qui joue avec nous sans rien nous cacher des choses que nous ne voudrions pas voir.

 

De tout temps, Carmen s’est sentie comme inachevée, amputée de son passé, sa part manquante plus encore maintenant qu'elle se retrouve orpheline à 36 ans. 

 

Un appel téléphonique va changer la donne. Un garde-meuble lui demande de venir récupérer les affaires que son père avait entreposées, faute de quoi elles seront détruites, les factures étant restées impayées depuis le décès. À la surprise de Carmen, le box est presque vide, à l’exception d’un bureau qu’elle rapporte à son appartement. Une inspection minutieuse lui dévoile une clef et une trappe dissimulée abritant « une boîte en métal bleue, parfaitement calée, parfaitement coincée » contenant sept carnets, les cuadernos de Ernesto, qui couvrent sept décennies, des années d’enfance (1936-1946) pour le premier à l’année de son décès (2015) pour le dernier. La clef, elle, ouvre une boîte que Carmen a déjà en sa possession. Elle renferme des photographies anciennes, et ces visages inconnus qui la fixent sont autant d’énigmes.

 

(Je tiens à ouvrir une parenthèse, le temps de saluer le travail d'édition, très soigné. Le jeu des différentes polices de caractères, la mise en page, tout participe non seulement à l'excellente lisibilité, mais également à l'immersion du lecteur.)

 

Revenons à Carmen alors qu'elle commence la lecture des carnets du père, curieuse d’y trouver des pièces susceptibles de reconstituer le puzzle familial et l’histoire d'avant elle, pressée de lézarder les remparts érigés par Ernesto, et tout à la fois inquiète de ce que cette boîte de Pandore a à lui révéler, tant elle reste soucieuse de ne pas entacher l’image paternelle.

 

« Je referme aussitôt la boîte, partagée entre l’excitation et la crainte. Tout ce que j’ai toujours voulu savoir est peut-être là, dans ces sept carnets, des objets divins, ta part secrète, les raisons de ta pudeur et de ton exigence, de ta souffrance et de tes silences. Je caresse les tranches et je t’imagine en Argentine, ta vie avec tes parents, tes chagrins d’enfant, tes amours d’adolescent. Je pense à la dictature aussi, à elle comme tu l’appelais, à tes quarante-neuf ans en 1977, l’année de ton enlèvement, à la torture et à l’humiliation par des plus jeunes que toi, des semblables, aux séquelles indélébiles et vivantes, gravées à jamais dans la chair et l’esprit. »

 

Johanna Krawczyk nous place au plus près de Carmen, de ce qu’elle anticipe alors qu’elle sonde la boîte 

 

« Elle est lourde.

Tu m’as laissé un trésor, papa ? »

 

avant d’espérer décrypter le père et obtenir des réponses à sa propre énigme :

 

« Le mystère de mes origines avait fait de moi une affabulatrice, une pauvre fille qui avait remplacé les silences par une fiction à son goût. »

 

Nous sommes là, avec Carmen, quand elle entame le dialogue qu’elle n’a jamais pu avoir avec son père de son vivant. Nous sommes là à lire par-dessus son épaule quand elle parcourt les zones d’ombre, chichement éclairées, à la recherche du moindre indice pour déchiffrer le chaos. Nous sommes toujours là quand, révoltée, il lui semble entrevoir une possible explication :

 

« Je te visualise papa, seul et amaigri dans une cellule sans fenêtre, suspendu à l’existence par un fil invisible et sur le point de se rompre. Subir une telle trahison exclurait n’importe qui du monde des vivants. »

 

Nous sommes encore là à nous dire avec elle « La vérité se rapproche et je ne suis pas sûre de vouloir la connaître. »

 

Et quand cette vérité éclate enfin, anéantissant la mythologie familiale sur plusieurs générations, nous sommes bien là à suffoquer avec Carmen tels des naufragés dont la mer n’a pas voulu. Finalement, une fiction à son goût n’était-elle pas préférable à ce qu'elle vient de découvrir sur sa famille, sur ses origines et sur ce père qu'elle portait aux nues ? 

 

« Je suis l’antithèse de ton courage. Je bois. Trente-six ans et l’alcool pour ami imaginaire. Il me permet d’avancer et de me déresponsabiliser quand j’échoue ou manque à mes devoirs. Comment as-tu fait, papa, pour ne jamais abandonner ? Dis-moi, donne-moi les clés. »

 

En écrire plus serait vous en dire trop.

 

Avant elle est un roman écrit caméra à l’épaule. Nous sommes à Buenos Aires avec Ernesto. Nous sentons l’odeur de la peur. Nous entendons les suppliques et les gémissements. Nous déjouons les attentats et évitons les balles, parfois. Et plus que tout, nous avons envie de détourner les yeux pour réprimer un haut-le-coeur. En France, nous remontons avec Carmen, hébétés, le couloir qui mène à sa salle de bains, nous sursautons quand la baie vitrée vole en éclats, nous esquintons nos doigts sur cette rainure du bureau paternel qui ne veut pas céder, nous « vérifi[ons] les dates, cherch[ons] l’erreur, l’absence de logique », et, oui, nous titubons aussi sous les effets conjoints de l’alcool et de la douleur, celle qui supplicie et broie.

 

« Comment accomplit-on ce tour de force de reconstruire une vie sur du vide ? »

 

Comment accomplit-on ce tour de force d'écrire un 1er roman aussi déstabilisant et atrocement douloureux, qui habite son lecteur durablement ? Avant elle est un roman qui se vit autant qu'il se lit.

Outre que son titre, polysémique, n'a certainement rien d'un hasard, Avant elle est un agencement méticuleux de courts chapitres, un montage ingénieux d'allers-retours entre présent et passé, entre exactions avérées de la dictature argentine et création romanesque, modulant les éclairages, de la lumière la plus vive aux recoins les plus sinistres et les plus écœurants. Jusqu'à l'ultime révélation ménagée dans les toutes dernières pages qui nous laisse pantelants et horrifiés, mais confiants dans la renaissance de cette jeune femme. Au sens le plus strict.

 

Découvrir un 1er roman, c’est aller à la rencontre d'un auteur, le coeur battant. Il y a bien sûr les rendez-vous manqués, et puis il y a ceux, comme celui-ci, que l'on aimerait ne pas voir s'achever sans la promesse de retrouvailles. Je vous dis donc à bientôt, Johanna.

Ce roman fait partie de la 1re sélection du Prix de la Closerie des Lilas 2021.


Écrire commentaire

Commentaires: 0