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Over the Rainbow, Constance Joly, Flammarion

 

 

 

Over the Rainbow

Constance Joly

Flammarion

192 pages

06/01/2021

17 €

2e roman

J'ai lu n° 13384, 19/01/2022

 

« Tu n’es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis. »

Victor Hugo pleurant sa fille, Léopoldine.

« Je voudrais te revoir. Je me tiens là, là exactement où tu n’es plus. » 

Les mots de Constance Joly pour son père, Jacques.

 

Over the Rainbow, le 2e roman de Constance Joly après le très beau Le Matin est un tigre, vient de paraître chez Flammarion. 

 

« […] je ne veux pas tourner la page. Il y a des zones comme ça où le jardin reste en friche. J'écris pour ne pas tourner la page. J'écris pour inverser le cours du temps. J'écris pour ne pas te perdre pour toujours. J'écris pour rester ton enfant. »

 

Ce roman pudique et élégant est une adresse au père, Jacques, l’un des premiers morts du sida. C’était en France, au début des années 1990. Cette nouvelle maladie faisait d’autant plus peur qu’on ne lui connaissait aucun traitement. La mort était la seule issue, après des années à dépérir lentement. Je me souviens que la rumeur, très vite, avait couru : le sida ne touchait que les homosexuels, faisant d’eux des parias. 

 

Ce roman est une adresse bouleversante à ce « tu » pour compenser un dialogue qui aurait pu avoir lieu si la fille comme le père n’avaient joué l’esquive, la laissant, elle, avec des regrets et une pointe de culpabilité.  S’adresser au « tu »  est judicieux dans la mesure où cela permet aussi, imperceptiblement, de sonder le « je ».

 

« Au milieu de la nuit, je me réveille. Je t’entends tousser au loin, te racler la gorge. Je ne veux pas me lever, je suis en colère contre toi […] Je ne sais pas encore que je vais passer ma vie à regretter ce moment […] où j’aurais pu regarder avec toi le jour se lever, le dernier que tu passerais dans ton appartement. Ce moment irremplaçable où j’aurais pu laisser fondre cette cuirasse au contact de ton regard et réchauffer ton corps meurtri. Cette unique occasion qui m’était offerte de soulager ton angoisse. » 

 

Une adresse sublime où la justesse de l’émotion le dispute souvent à l’imprécision des souvenirs. Constance n'était pas encore née ou trop jeune pour avoir connaissance de certains événements ; il lui est donc resté à les inventer.

 

« En rangeant le film super-huit, je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. Une histoire dont je serais la monteuse. La menteuse. Celle qui comble les vides, synchronise gestes et paroles. Celle qui rejoue le passé.

Je connais la langue des absents. C'est toi qui me l'as apprise. »

 

Dans le pli des pages, Constance Joly sème un mot, « fiction(s) »qui revient çà et là, jusqu’à peupler le chapitre 9 dont les deux pages m’ont étrangement remuée pour ce que l’économie de mots dévoile de la relation de la fille au père.

La « fiction » et ce « tu » sont-ils la bonne distance pour raconter leur histoire ? pour raconter Lucie, la mère encore en vie, qui s’écrit à la 3e personne ? Je me rends compte de ce que ma formulation révèle de ma lecture : la mère, la 3e personne, pas une intruse, non, mais celle qui n’entre pas tout à fait dans le cadre de la photographie, que l’on aperçoit, par petites touches retenues, laissée quelque peu à la marge de l’intime. Une femme qui souffre d’avoir été abandonnée par un homme avec lequel elle avait beaucoup de passions en partage, sauf que ce mari « usurpé »  aimait les hommes.

 

Une fiction que ce fils se tenant pour un père « imposteur » a échafaudée pour échapper à un coming-out, comme on dit de nos jours, et à laquelle Constance doit d’être venue au monde. Un prénom sage pour pallier quelle inconstance ? celle du père ?

 

« Je vis, grâce à l’histoire que tu avais voulu raconter au monde, et qui t’avait littéralement laissé sans voix. Je vis grâce à la fiction. Et je suis ici, maintenant, pour tenter de te rendre les mots. »

 

Ce récit est d’une douceur que j’ai trouvée rêche par endroits, dans ce qu’il ne juge pas le père, mais ne cache pas non plus les tourments de cette fille unique, enfant solitaire à qui on ne dit rien, on n’explique rien. Espérant peut-être qu’elle devine à force de questionnements intérieurs ?

 

« Le silence est le pire des bourreaux. Et Fassbinder se trompe : mieux vaut poser les questions. Le déni est plus terrible que n’importe quelle vérité. »

 

Certains passages, d’ailleurs, interrogent subtilement la place de l’enfant dans ces années-là, tel ce très court chapitre 22 dont le titre vaut mille explications : Place des Invalides.

 

J’ai lu ce que d’autres ont écrit sur ce roman depuis sa parution, notamment qu’il est universel. Je n’unis pas ma voix à la leur, car c’est un récit de vie fait de courts chapitres comme autant de tesselles d’une mosaïque intime, ce sont 23 ans partagés avec ce père pas tout à fait comme les autres qui voulait être lui et s’y est autorisé. Cette part indéfectible et exclusive fait que ce roman est à nul autre pareil.

S’il s’attarde sur les souvenirs, lumineux ou douloureux, nécessairement parcellaires, il reste peu disert sur l’épidémie honteuse, taboue, qui allait faire tant de victimes. Ce n’est que bien plus tard que Constance, un jour de pluie diluvienne, de celles qui brouillent l’horizon avant de l’éclaircir, ouvrira son ordinateur pour se renseigner. Enfin.

 

Dans Over the Rainbow, il serait vain de chercher un cri, une démonstration, une aigreur, une révolte. Tout n’est que discrétion et élégance, poésie aussi, sur un sujet difficile qui (re)donne toute sa place à Jacques que j’aurais aimé rencontrer tant le regard de sa fille l’a rendu familier, avec ses blessures, son courage, sa lumière, sa force et la liberté, enfin, de se risquer à vivre la vie qu’il voulait à une époque où, pour certains, l’homosexualité était l’opprobre de la société et le sida, le juste châtiment de la nature.

 

Avant Constance Joly, d’autres ont défriché (déchiffré ?) le jardin du père ; je sais bien que ce n’est pas fairplay de placer un roman à l’ombre d’un autre paru avant lui, mais je ne peux m’empêcher de penser au très beau roman d’Alysia Abbott, Fairyland (Globe, 2015), et pas seulement grâce aux photographies noir et blanc du père et de la fille choisies pour illustrer les deux couvertures. J’avais rencontré Alysia Abbott venue à Toulouse au Marathon des mots en 2019. J’avais été émue de ses mots – dans un français impeccable – sur son père, le poète Steve Abbott mort du sida en 1992, sur ce qu’elle nous avait confié du travail de ressouvenance, de l’étude des archives, de l’écriture de son roman, domaine d’un « je » tout aussi touchant et pudique. Aimant. J’avais noté, entre autres, cette phrase :

 

« Quand je repense à papa aujourd’hui, c’est avant tout son innocence qui me revient à l’esprit. Sa gentillesse. La douceur de ses manières. Ce n’était pas un dur. » 

 

J’y avais lu alors toute la tendresse et le respect d’une fille à son père solaire, une fille soucieuse de ne pas abîmer les souvenirs, d’oeuvrer avec constance (!) à leur réconciliation. Ce sont les mêmes que je lis aujourd’hui dans le roman de Constance Joly qui nous dit le bonheur qu’elle a eu d’être la fille de Jacques, qui, j’en suis sûre, continue de veiller sur elle. 

 

« Au Japon, on dit que lorsqu’une personne vous apparaît en rêve, ce n’est pas vous qui pensez à elle, c’est elle qui pense à vous. »

 

Ce roman est, pour moi, celui du manque insondable. Il est aussi celui de la réconciliation sincère quand il évite didéaliser la figure paternelle. Alors que la mémoire volontiers vagabonde, fragmentaire et volatile inclinerait au silence, il est bon de garder une trace, d’empêcher l’oubli. 

 

« Je suis ici, et ailleurs. [...] 

Je suis avec toi. Je suis sans toi. » 

 

Over the Rainbow, c’est l'histoire de quelqu’un qui s’en va racontée par celle qui reste : c’est un roman juste, immensément, follement, dans toutes les acceptions du terme.

En 2021, ce roman a obtenu le prix Orange du livre et le prix EVOK.


 Photo d'arrière-plan © archives Constance Joly


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