Les choix secrets
Hervé Bel
Le Livre de Poche
336 pages
03/12/2014
6,70 €
1re édition J. C. Lattès, 2012
2e roman
« La vraie vie est absente. »
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer
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« L’âge, c’est l’impossibilité de goûter à la nostalgie. À peine née, elle se recroqueville, se dissout, et c’est la mort que l’on voit au bout. Elle seule. À côté, toutes les simagrées sentimentales ne signifient plus rien. La tristesse, c’est encore la vie, l’espérance. Le désespoir, c’est autre chose, une plainte aride où le pleur est dérisoire. »
Autant le dire tout de suite, je suis abasourdie de la finesse avec laquelle Hervé Bel donne corps à ses personnages féminins. Depuis Marie Seudécourt de ces Choix secrets paru en 2012, il y a eu Sophie Megnier de La Femme qui ment (2017) et vient de paraître cet été Erika Sattler, et c’est chaque fois l’admiration devant ces portraits singuliers de femmes d’une justesse rare.
Pour le moment, nous voilà condamnés, oui condamnés, à passer non pas une saison en enfer, Dieu merci ! mais une seule journée avec Marie, 80 ans, recluse dans sa maison de province auprès d’André son mari depuis 50 ans, affaibli par la vieillesse et la maladie au point qu’il peine à se nourrir et se mouvoir. Une unité de temps, de lieu, d’action qui rappellerait la tragédie classique, sauf qu’à l’occasion de chapitres rétrospectifs, l’action se dilate alors que le temps se déploie comme on visite les lieux que fréquentait la jeune Marie Cavignaux au gré des affectations de son père, comme on revient sur sa vie de femme mariée en France.
En Indochine, l’exotisme d’une contrée lointaine le disputait alors à l’oisiveté d’une vie dorée, à l’étourdissement des bals et aux traditions qui accordaient la vie des familles aisées et de leurs enfants bien nés.
« Marie sut bien vite prendre goût à cette vie, à ces journées où on ne faisait rien, mais qui passaient si vite en compagnie de jeunes filles de son âge et d’officiers. »
S'intercalent les chapitres du quotidien où Marie se lamente « jamais ne s’arrête… ratiocine, dissèque, déchire, pique, insulte, pleure, hurle, proteste, décime, tue, dans une ronde sans fin, chaque mot en appelant un autre, dans un apparent désordre » remâchant ses espoirs déçus.
Quant au futur… peut-il y avoir un futur quand il n'y a pas d'horizon ?
La vie de Marie est désaccordée. L’amertume tord sa bouche, assèche son coeur et aigrit chacune de ses journées. Marie monte au calvaire portant ses choix comme une croix de plomb.
« J'ai raté ma vie, j'ai raté ma vie, il me manquait un homme. […] André a toutes les qualités nécessaires au bonheur d'une institutrice, mais pas du mien. »
Épouser André Seudécourt était son choix, « souffrant presque de ne pouvoir lui faire comprendre davantage combien elle l'aimait », un choix qui a infléchi toute sa vie avant de la gangréner.
Pourquoi avoir choisi André ? Il faut dire que sur le bateau qui la menait en Indochine, Marie avait fait la connaissance de Hervé Perrot. Ce fils de colonel était promis à un bel avenir dans la Marine. De bals en réception, les deux jeunes gens ne manquaient pas d’occasions de se voir et, à l’évidence, se plaisaient. Mais la très jeune Marie s’était fiancée à André avant d’embarquer et, dans la France de l’entre-deux-guerres, on ne revenait pas sur un tel engagement, surtout quand comme Marie on était née dans une famille respectable.
« D’un côté, le ténébreux et bel André, une vie dont elle n’avait aucune idée ; de l’autre, Hervé, la quiétude, le confort, cette lettre romantique, et cette espèce de sentiment qu’elle ressentait maintenant, si proche, si semblable à l’amour. »
Hervé partira en Chine et Marie rentrera en France pour épouser André, un instituteur fade auquel, très vite, elle reproche son manque d'ambition. Il est vrai que Hervé Perrot aurait fait un meilleur parti que ce fils de paysans, il lui aurait offert une vie autrement moins étriquée, celle « des gens naturellement à l’aise, d’une simplicité luxueuse, pas comme celle de Marie qui économisait sou par sou pour s’acheter des copies de vêtements chics, et passait son temps à mimer la simplicité pour ne pas avouer la vérité de sa condition de femme de petit fonctionnaire. C’est si simple d’être simple lorsque la vie n’est pas compliquée. »
Dans la maison de cette petite ville, à longueur de journée, Marie laisse macérer ses humeurs rances et couve ses frustrations avariées. La naissance de ses deux fils aurait pu lui apporter une once de contentement, elle aurait pu s’épanouir en devenant mère. Elle avait placé toutes ses ambitions déçues dans leur réussite. Las, seul son aîné a réussi à trouver grâce à ses yeux. Quant à Michel le cadet, il n’est qu’un imbécile, un faible qui s’est fait mettre le grappin dessus par une garce doublée d'une intruse, forcément, dans le cercle très fermé de sa belle-mère.
À travers le personnage de Marie dans un récit que gouverne son unique point de vue, Hervé Bel fait un portrait d’une femme repliée sur son passé et confite dans son amertume, qui s’ingénie à gâcher la vie de ses proches au prétexte qu’elle a raté la sienne.
« Tout n’est qu’habitudes dans sa vie ; elles sont, à ses yeux, ce qui peut la perpétuer. Les rompre, c’est ouvrir le torrent du temps. Or c’est ce qu’elle ne veut pas. Elle se plaint depuis des années de son enfermement progressif, mais c’est elle qui l’a voulu, elle l’a voulu, elle l’a voulu à la façon des empires qui, pour durer, ne cessent de se rétrécir. De moins en moins de monde à voir, une réticence instinctive à voyager, la prégnance croissante de codes compliqués pour entreprendre les actes nécessaires de l’existence, une solitude peu à peu bâtie tout en s’en plaignant… Sans se rendre compte qu’en voulant se préserver de la mort elle s’en est approchée doucement, pour devenir une non-morte. »
Et André ? Ah ! Elle avait bien raison Tante Jeanne de dire qu'il était « très obéissant ce garçon, presque trop. [qu'il faudrait] qu'il se dégourdisse un peu ». La Seconde Guerre mondiale dont il est revenu en héros s'est chargée de dégourdir le jeune homme et je ne comprends pas qu’il ait pu par la suite se plier à la volonté inflexible de son épouse sans regimber. Des choix, André en a fait aussi. Pensait-il que jouer l'apaisement aplanirait les difficultés alors que cette attitude, dont la passivité confine à l’indifférence, n’a fait qu’exacerber la rancœur de Marie à son égard ? Comment leur couple bâti peu à peu sur une aversion silencieuse qui, chez Marie, a pris toute la place, n’a-t-il pas volé en éclats ?
« Le grand drame de la vie de Marie, c'est de n'avoir jamais eu le sentiment de comprendre cet homme. Toujours, elle a eu cette impression qu'il était une matière molle qu'on peut enfoncer sans jamais rien trouver de dur. »
Pourtant elle n’a eu de cesse de chercher ce « dur », rabrouant méchamment ce « petit instituteur » qui de toute évidence n’a jamais été à la hauteur des aspirations de sa « petite poule ».
Une tuile, (terme dont on appréciera au passage la polysémie) va sonner la fin de partie car il faut bien se résoudre à faire appel au « petit cousin » Roger pour réparer la toiture avant qu’une averse ne fasse prendre l’eau à la maison et à tout le reste. Cette intrusion dans le quotidien étréci des époux Seudécourt va livrer aux yeux de tous, dans les dernières pages de ce roman glaçant à la tension croissante habilement entretenue, la crasse noire d’une maison à l’abandon et la décrépitude d’un mari humilié et maltraité. Le fils sauvera son père sans un regard pour sa mère qui a vécu
« […] dans cette illusion que le monde était un parterre et qu'elle était sur la scène, aimée de son public et elle, la vedette, tantôt indifférente, tantôt gentille, tantôt méchante, mais toujours pardonnée. »
Toujours pardonnée ? Grand Dieu, non ! Impossible d’accorder un quelconque pardon à cette femme qui a creusé le sillon de son propre malheur et celui de ses proches, et pour laquelle je suis incapable d’avoir la moindre empathie. L’enfant trop gâtée a fait place à un monstre d’égoïsme et de méchanceté, une manipulatrice odieuse : un être abject.
Je ressors chamboulée de cette lecture dure où tout n’est que petitesse, insatisfaction, noirceur (celle de la crasse, celle des sentiments). Hervé Bel examine sans juger les comportements humains les plus vils dans ce récit dérangeant où il installe la tension patiemment et avec une rare intelligence.
Ce 2e roman, après La Nuit du Vojd, a reçu le Prix Horizon du 2e roman en 2014 et est le choix de Caroline Laurent pour cette sélection anniversaire 5 ans des 68 premières fois.
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