Une fille de passage
Cécile Balavoine
Mercure de France, Coll. Bleue
240 pages
05/03/2020
19,50 €
« Mais il faut choisir : vivre ou raconter. »
Jean-Paul Sartre, La Nausée
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« Il allait donc écrire sur moi, j’allais devenir un personnage, j’en étais fière et j’en étais inquiète. »
Cécile Balavoine est l’autrice d’un premier roman, Maestro, que j’avais glissé sur les conseils de mon indispensable libraire dans la valise au moment de m’envoler pour l’Autriche à l’été 2017. Maestro était de l’aventure des #68premieresfois. Pas moi. Pas encore. Je me souviens combien j’avais été conquise sans réserve par cette lecture in situ, à la beauté aérienne, à l’élégance pudique, à la plénitude réconfortante tant par son sujet que son écriture. Ce roman avait été une première rencontre et j’espérais déjà qu’il y en aurait d’autres, beaucoup d’autres. À commencer par la deuxième.
J’attendais donc le 2e roman avec cette impatience particulière, prise entre hâte et appréhension. Elle a bien raison Odile D’Oultremont d’écrire dans ses remerciements : « Le deuxième roman, c’est toute une histoire. » (Baïkonour, Éd. L’Observatoire). Ce 2e roman, pour Cécile Balavoine, c’est en effet toute son histoire, à nouveau une autofiction donc, où selon les mots de Serge Doubrovsky « la matière est entièrement autobiographique, la manière entièrement fictionnelle. »
Une fille de passage est la réponse a posteriori, que l’étudiante devenue quarantenaire envoie, par-delà le temps, à Serge Doubrovsky (1928-2017), auteur d’un livre-testament, Un homme de passage (2011), autofiction vaguement proustienne dans laquelle il profitait de quitter définitivement New York pour embrasser une dernière fois la vie derrière lui.
"Life can only be understood backwards; but it must be lived forwards."
Søren Kierkegaard
Un homme de passage s’ouvrait dans le salon de son appartement de fonction situé au 12e étage du 3 Washington Square Village dont les fenêtres dominent SoHo et downtown Manhattan. Alors que commence Une fille de passage, nous sommes au mois de septembre 1997 dans ce même appartement avec vue sur les Twin Towers qui s'effondreront, un autre mois de septembre, 4 ans plus tard.
Cécile a 25 ans ; Serge Doubrovsky, l’âge d’être son grand-père. L’écrivain enseigne à New York University où elle suit ses cours, troublée de découvrir qu’en dehors de la surface de la page, il existe un être de chair :
« C'était donc lui, cet homme que j'avais tenu pour mort, dont j'avais cru qu'il n'existait qu'entre les pages de livres écornés, dans les rayons de bibliothèques obscures. C'était troublant de le voir enfin, après m'être délectée de ses tragédies, de ses frasques et de ses ébats, au bord d'une piscine, dans un jardin, dans les trains, entre mes draps, sur des bancs. »
Entre mes draps…
Quand il doit quitter New York pour Paris, le vieux professeur propose à sa jeune étudiante de venir habiter dans l'appartement mis à sa disposition par NYU pour qu’elle fasse suivre le courrier à son adresse parisienne ; rien de plus qu’un échange de services, semble-t-il, que Cécile accepte. Elle emménage avec Liv et Adrian dans cet appartement qu’elle connaît bien pour avoir lu avidement l’œuvre de son locataire.
« Je savais que je ne choisirais pas la chambre bleue, avec les lits jumeaux et les vestiges de sa vie conjugale. »
Ce sera donc la chambre du fond, là où il écrit :
« Nous coucherons donc ensemble par chambre interposée ! Il avait ri, cette fois d’une voix de fausset, aiguë, malgré son timbre autrement très profond. J’étais restée un instant sans bouger, figée, honteuse. Peut-être un peu flattée au fond. »
Voilà que l'allusion pas même voilée surgit au détour une phrase lâchée dans un rire si peu naturel qu’il alerte autant qu’il émeut. Cécile aurait-elle présumé de sa capacité à vivre avec les fantômes des femmes qui l'ont précédée dans ce lieu au passé écrasant ? On pense à Barbe Bleue, évidemment. Elle aussi puisque s’ensuit une crise de panique qui l’amène aux portes du Bellevue Hospital (ceux qui ont lu le roman culte de Ken Kesey savent !).
Et le lecteur de s’interroger sur ce qui se noue/se joue déjà entre ces deux-là - le chat joue-t-il avec la souris ? - alors qu’ils entament une correspondance entre Paris et New York où le vous glisse au tu. Ces lettres, de plus en plus longues, font évoluer leur relation au point qu’il est incommode de la cerner. Cécile se met à guetter le courrier comme une femme amoureuse espère un signe de l’absent.
« L’attente de ces lettres contenait, comme toute forme d’attente, une joyeuse espérance. Mais j’y sentais aussi un arrière-goût marécageux, limoneux. C’était un sentiment qui me tourmentait parfois et qui se mesurait au fait que je ne parlais jamais de cette correspondance. »
Doubrovsky revient et lui propose de rester. Elle refuse, tout en laissant quelques-unes de ses affaires, tout en continuant à lui rendre visite presque quotidiennement. Et lui, sûr qu’elle viendra, laisse à son habitude la porte palière entrebâillée.
Un bouquet de fleurs ici, un verre de vin ou un repas là ; leur relation reste clandestine. Elle est flattée bien sûr, comment ne pas l'être !
« [...] je savais très bien, il était impossible de me mentir à moi-même sur ce point, que je n’avais peut-être rien attendu, cette année-là, d’autre que cela : QU’IL ME VOIE. »
mais aussi soucieuse du regard et du jugement des autres, et balance entre gêne et fierté. Elle se laisse pourtant aller à avoir avec cet homme certains gestes tendres de l’enfance qui, quand on a 25 ans, sont équivoques au point qu’elle ne sait
« […] plus ce qui était mal, ce qui était bien. J’avais voulu porter la joie entre ses murs, l’eau dans ses plantes et le vin dans ses verres, mais je lui avais laissé espérer l’inespérable. Cela faisait-il de moi un monstre ? »
J’avoue être prise moi aussi d’hésitation au moment de répondre à cette question et, heureusement, je n'ai pas à le faire ! La lectrice que je suis s'est un peu perdue, je le reconnais, ne sachant plus très bien quoi penser de cette relation floue et, par instants, étouffante. Les promenades dans le labyrinthe new yorkais, de la pointe de Manhattan au pont de Brooklyn et la Promenade, en toutes saisons, sous un ciel changeant, offrent, à cet égard, une respiration bienvenue.
Amitié affectueuse ? amoureuse ? Jeu pervers ? Relation d’une fille à une figure (grand)paternelle qu’elle s’est choisie autant que Doubrovsky l’a choisie, elle ? Admiration d’une étudiante pour son mentor ? d’un personnage pour son auteur ? d'un auteur pour son personnage ? Tentative de tenir la vieillesse à distance en séduisant la jeunesse, pour lui ? Respect et empathie, pour elle ?
Peut-être un peu de tout cela, je suppose, tant la frontière est poreuse.
« Je me sentais bien dans cet appartement, malgré ces femmes, ces âmes disparues qui continuaient de rôder. Je le regardais, je regardais sa tristesse qui s’immisçait en moi, qui commençait à m’envahir, à m’attendrir. Je ne pouvais pas l’abandonner. »
Une certaine connivence a fait son lit. Et parce que, oui, elle lui a laissé espérer l'inespérable, un jour, à la dérobée, il a le geste qu'elle n'avait pas prévu, mais que le lecteur avait anticipé au point de le guetter. Elle se sent salie, trahie. Aussi, quand il la demande en mariage avec la maladresse de ses 70 ans et les promesses d'une autre génération,
« — Je t'épouse, tu m'entends ? Je te donne la sécurité, la stabilité. Je te donne mon nom. Je te donne la gloire du nom. »
la réplique cingle, sans appel
« — Merci ! Mais je me la ferai moi-même ! »
Quelle prétention ! Quel manque de clairvoyance ! A-t-il vraiment cru que c'était là ce que sa jeune étudiante était venue chercher auprès de lui ? On peut légitimement douter avec lui.
Doubrovsky, ivre de rage, épouse Élisabeth, 43 ans, dont la philosophie est reposante de bon sens :
« Un être qu'on aime, on ne fait pas de tri dedans, c'est à prendre ou à laisser. »
Heureuse personne qui ne s'encombre pas d'atermoiements ! Privilège de femme plus mûre ?
Ce roman pose la question du passage, de ce mince entre-deux inconfortable où rien n’est jamais tranché, d’un no man’s land nébuleux où hésitent le réel et la fiction, le passé et le présent, le bien et le mal, la fierté et l'inquiétude, le vrai et le faux, l'identité réelle et l'identité narrative :
« Je me souviens d’avoir simplement approuvé : j’étais d’accord, il pouvait publier ces mots. Pourtant, je ne m’y retrouvais pas. Tout était vrai et tout était faux. Je ne reconnaissais rien ou presque rien non plus de notre histoire. […] C’est en faisant de moi un personnage d’autofiction qu’il m’avait enseigné, mieux qu’en mille cours, les lois d’un genre dont il avait forgé lui-même le nom. […] Céline avait un rôle à tenir, qui à la fois me dépassait et se situait bien en deçà de ce que j’avais pu vivre. Elle avait une mission, une mission narrative […] »
En refermant ce roman, je suis admirative, parce que convaincue, qu’il faut bien du courage, et une bonne dose d'honnêteté, pour faire de soi un personnage de roman. Écrire sur soi et ceux qui traversent notre vie doit être d’un inconfort sans pareil,
« Écrire, inévitablement, c'était mourir et faire mourir un peu. Faire glisser des êtres bien réels dans le chas d'une histoire, [...] c'était les altérer, les estomper ou bien les amplifier, nécessairement les contorsionner. Les tuer et les ressusciter. »
même si, dans le même temps, le lecteur est dispensé de chercher quelle est la part de vrai puisque « tout était vrai et tout était faux ». Toujours est-il que lorsque la fiction détourne la matière authentique et que le romanesque ne s'embarrasse pas d'être fidèle aux instants vécus, mémoire et imagination se trouvent réconciliées. Et ici, Cécile Balavoine l'a magistralement orchestré, réussissant un roman pas toujours pudique qui évite cependant l’étalage gênant du journal intime et des tourments narcissiques - ce qui aurait été insupportable -, tout en disant, avec lucidité, sans démonstration ni amertume, les contradictions et les émotions troubles de ce huis-clos particulier où elle a offert à Doubrovsky toute la place qu’il méritait dans cette histoire qu'elle a écrite en en faisant un personnage de roman, comme lui l'avait fait pour elle auparavant.
« Je comprenais maintenant que s’il n’avait été ni un amant ni vraiment un ami, ni un grand-père ni tout à fait un confident, que s’il n’existait pas de mot pour qualifier ce lien qui nous avait unis et qui continuerait probablement de nous unir, Serge était devenu un repère de ma vie. »
En aurait-il été fier ? En aurait-il été inquiet ?
Un de mes regrets est que très peu de place ait été laissée aux autres personnes rencontrées. Fernande, Liv, Adrian, Élisabeth, Chris, etc. peinent à exister dans la chiche lumière que leur laissent Cécile et Serge. Raison pour laquelle je parle de huis-clos. D'autres lecteurs auront certainement une autre appréciation.
Je terminerai en m’adressant à l’absent. Merci « Chair Serge » d'avoir soufflé à Cécile
« — Vous devriez écrire. »
elle le fait de belle manière avec une écriture douce, feutrée, enveloppante, humaine, tendre que j’ai eu un plaisir immense à retrouver.
❝In the end, we'll all become stories.❞
Margaret Atwood
Nous finissons tous par devenir une histoire racontée et celle-ci (c'en est bien une, n'est-ce pas ?) m'a perturbée, c'est vrai, faisant de moi une voyeuse à mon corps défendant, mais l'écrire était pour Cécile Balavoine nécessaire : « [le] tuer et [le] ressusciter. »
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