L'Attrape-coeurs
Jerome David Salinger
Robert Laffont, Coll. Pavillons Poche
246 pages
Février 2016
Annie Saumont, Traductrice
6 €
1re édition française, Robert Laffont, 1953
The Catcher in the Rye, Little, Brown & Co, 16/07/1951
Premier roman (États-Unis)
« On s’étourdissait de mots anodins pour contenir le surgissement de l’intime.
Pour écraser les fleurs noires des mauvaises pensées.
Certains trouvaient refuge dans le superficiel, dans la débauche, dans l’alcool,
l’errance ou dans la berceuse des mots. »
Agnès Schnell, L'Enfance aux brumes
❦
« — Bon Dieu, a dit le gars Luce, ça va donc être une conversation typiquement à la Caulfield ? J’aimerais bien le savoir dès maintenant. »
Il y a 10 ans, J. D. Salinger s’éteignait à Cornish, New Hampshire, où il s’était retiré dès 1953, à 34 ans à peine. Tout en continuant à écrire, il n’avait plus publié depuis 45 ans ; sa dernière nouvelle, Hapworth 16, 1924, ayant paru en 1965 dans The New Yorker.
Association de deux nouvelles retravaillées pour l’occasion, (I’m Crazy et Slight Rebellion off Madison, parues respectivement en 1945 et 1946), L’Attrape-cœurs n’est donc pas un premier roman tel qu'on l'entend. En effet, ces nouvelles mettaient déjà en scène Holden Caulfield et allaient donner la trame de l’histoire à venir, à savoir le renvoi de Pencey Prep, sa décision impromptue d’errer trois jours dans un New York neigeux et glacial pour éviter de rentrer affronter ses parents avant le début des vacances de Noël.
Beaucoup de choses ont été écrites sur ce roman, véritable phénomène littéraire au moment de sa parution à la mi-juillet 1951 aux États-Unis, et je ne vois pas quelle autre pierre je pourrais légitimement ajouter à un édifice critique pléthorique.
Deux trois questions me lancinent tout de même.
- Comment un tel succès outre-Atlantique a-t-il pu être publié deux ans plus tard dans l'indifférence du public français ?
Doux euphémisme de dire que l’intrigue de L’Attrape-cœurs est mince quand deux lignes suffisent à la résumer. Ce n’est pas elle qui porte ce roman, mais son personnage, ce garçon de la marge dans la plus pure tradition de ces récits d’anti-héros que sont les romans picaresques. Donner la parole (et quelle parole !), depuis l’asile où ses parents l’ont fait interner après son errance new yorkaise, à ce marginal renvoyé quatre fois d'un établissement scolaire, est à l’aube des années 1950 une stratégie d’écriture subversive qui explique, en partie, les nombreuses attaques et censures dont ce roman polémique a été l’objet, mais aussi l'engouement qu'il a suscité.
Quand Holden Caulfield prend la parole à la 1re personne, il devient la figure centrale d’une œuvre dont il habite chaque page à défaut de trouver où s'abriter dans cette ville qu'il connaît pourtant par coeur. Et comme nul autre que lui-même ne peut assumer son discours, L’Attrape-cœurs est avant tout l’aventure d’une voix. La littérature américaine a été et est encore par bien des aspects une littérature de la voix. Les auteurs américains perpétuent la tradition du tall talk et des tall tales, ils sont fascinés par le flot de cette voix qui ruisselle, par cette volonté farouche de mettre des mots sur une réalité changeante.
Quand j’ai lu The Catcher in the Rye pour la toute première fois, c’était au milieu des années 1980, le roman avait 30 ans, moi, 20. J’étais inscrite en fac de Lettres à étudier la traduction ainsi que les littératures et civilisations anglo-saxonnes, et j’ai été percutée par le triomphe de l’oralité, le flux inendiguable de ces dialogues et digressions qui venaient puiser leur authenticité dans l'écoute attentive de la langue de tous les jours. À l’été 1951, Salinger en libérant la parole envoyait dans les cordes le discours romanesque traditionnel. Car, le véritable héros du roman n’est pas Holden Caulfield ni même New York, mais bien le langage et son incapacité à dire ce qui nous entoure et à communiquer avec les autres.
« C'est marrant, suffit de s'arranger pour que quelqu'un pige rien à ce qu'on lui dit et on obtient pratiquement tout ce qu'on veut. »
Dès le chapitre 3, nous sommes prévenus :
« Je suis le plus fieffé menteur que vous ayez jamais rencontré. C’est affreux. »
Le revoilà, ce « vous » récurrent, présent dès la 1re ligne du roman et qui percute oui, qui tient le lecteur captif des rets du discours. Au dédale new yorkais que Holden arpente trois jours durant répond le dédale du langage.
« Je ne suis pas très sûr que Phoebé comprenait de quoi je parlais, après tout ce n'est qu’une petite fille. Mais au moins, elle écoutait. Si au moins quelqu’un vous écoute c’est déjà pas mal. »
Suis-je plus avancée que Phoebé ? Est-ce que j'écoute Holden ?
Dans les soliloques interminables – et, certains diront, passablement rasoirs ! - de Holden Caulfield, Salinger reprend ce que Mark Twain avait inventé au siècle précédent (The Adventures of Huckleberry Finn), à savoir la langue de l’adolescence, émaillée d’expressions boiteuses, l’artificialité en moins… du moins pour un temps. J'y reviendrai.
L’Attrape-cœurs reste l’histoire d’une fuite éperdue dans le langage, À force de divaguer, Holden paraît presque perdre le contrôle de son récit.
« Je sais pas trop ce que je veux dire par là mais c’est pourtant bien ce que je veux dire. »
C'est une échappée dans un labyrinthe de digressions qui, par définition, récusent la fixité, ignorent le chemin tracé.
« Moi j'aime bien quand on s'écarte du sujet. C'est plus intéressant. »
Avec Holden Caulfield, la parole est, à son image, dense, confuse, intranquille.
« C’était un cours où chaque élève doit se lever en pleine classe et faire un laïus. Et si le gars s’écarte du sujet on est censé gueuler immédiatement « Digression ! » Ça me rendait dingue. J’ai eu un F. »
Parler beaucoup pour taire l’essentiel de cette vie qui « est un jeu, mon garçon. La vie est un jeu, mais on doit le jouer selon les règles. »
Holden Caulfield conserve tout au long de son récit ce ton mi-blasé, mi-cynique, qui donne à entendre le désœuvrement de la vie quotidienne dans l'Amérique urbaine de l'après-guerre. Avec lui, Salinger, à son insu, annonce les personnages vaguement perdus et inquiets, en marge, ces rêveurs à la recherche d’eux-mêmes dans un monde qui n’est plus le leur, dont s’empareront John Hawkes ou encore William Gaddis une décennie plus tard.
Encore aujourd’hui, 70 ans après sa publication, L'Attrape-coeurs aborde des thèmes qui sont toujours d’actualité — ces questions existentielles qui se posent à un adolescent en souffrance alors qu’il s’apprête à faire le grand saut dans l’âge adulte.
« Des milliers de petits mômes et personne avec eux - je veux dire pas de grandes personnes — rien que moi. Et moi je suis planté au bord d'une saleté de falaise. »
Mais Holden Caulfield, coincé dans les années 1950, n’est plus du tout représentatif de l’adolescent américain et sa voix attiédie n’est plus actuelle. Qu’ils sonnent faux à mes oreilles françaises ces calques « et tout », « ou quoi », « ni rien », ces « ouah » stéréotypés, poisseux, et tellement éloignés du « boy » anglais ! Où est donc passée la brutalité de la version originale ? Une traduction doit se travailler à l’oreille pour donner l’impression que le texte a été écrit directement dans la langue cible. Elle ne doit pas être un obstacle à la lecture.
Cela m'amène à la 2de question.
- Y a-t-il une date de péremption pour un roman ? Quand ? comment ? pourquoi ? Et sa traduction ?
Les héros de la Beat Generation, ceux de Jack Kerouac bien sûr, mais aussi de William Burroughs ou mieux encore ceux de Thomas Pynchon, qui sillonnent le pays, changent de petite amie comme ils devraient changer de chemise, ont eu tôt fait de figer Holden Caulfield, ses valeurs vieillottes et sa slight rebellion dans une époque dépassée par la contre-culture.
Une question ne m'a pas quittée tout au long de cette lecture :
« Hey, dites donc, vous avez vu les canards près de Central Park South ? Le petit lac ? Vous savez pas par hasard où vont ces canards, quand le lac est complètement gelé ? Vous savez pas ? »
Je plaisante, celle-ci est l'une des idées fixes de Holden et elle est moins anodine qu'il n'y paraît. Les canards sont-ils mieux lotis que lui ? Ont-ils, eux, un endroit où se réfugier quand l'hiver étreint New York ?
Non, la question qui est restée là à occuper mon esprit est la suivante : n'est-il pas temps de retraduire L'Attrape-coeurs ? Peut-on encore aller à l'économie et se contenter de dépoussiérer la traduction proposée en 1986, il y a 34 ans tout de même, par Annie Saumont (1927-2017) qui, elle-même, bien timidement, avait tenté de donner un second souffle à la 1re traduction française (1953) que l'on devait au tout jeune Sébastien Japrisot ?
Une langue bouge sans cesse, on ne parle pas aujourd'hui comme il y a 70 ou même 34 ans. Tout en posant la délicate question de la modernisation d'un roman culte — qui en France fit un flop — , la mise en chantier d'une nouvelle traduction pourrait lui gagner des lecteurs qui, étrangers à la langue qu'ils entendent, préfèrent passer leur chemin. Pour restituer la modernité de la langue, il faudrait en supprimer l'argot périmé, trouver le juste équilibre entre traduction littérale et expression idéale afin que le lecteur plongé dans le livre ne réfléchisse pas toujours à la langue dans laquelle il a été écrit. Toute traduction étant un instantané de la langue à une époque donnée, elle se devrait donc d'être remise sur le métier régulièrement. Ces dernières années, de telles entreprises ont été menées avec succès pour les oeuvres de Raymond Chandler par exemple. Josée Kamoun a revisité le 1984 d'Orwell récemment... mais là, c'est une autre histoire.
« J’ai l’impression que tu cours à un échec effroyable. Mais quel genre d’échec, je ne le sais pas encore. Honnêtement. »
Sinon un échec, du moins une déception, voilà ce qu'est cette lecture en français, à 30 ans de distance, et je ne saurais dire combien je suis chagrinée qu'elle vienne ternir un souvenir de jeunesse, car je ne fais pas exception, je suis comme beaucoup de lecteurs :
« Mon rêve, c'est un livre qu'on arrive pas à lâcher et quand on l'a fini on voudrait que l'auteur soit un copain, un super-copain et on lui téléphonerait chaque fois qu'on en aurait envie.
Mais ça n'arrive pas souvent. »
Ce n'est pas arrivé cette fois-ci, en tout cas.
L'Attrape-coeurs est le choix de Stéphanie Kalfon pour la sélection anniversaire 5 ans des 68 premières fois.
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꧁ Illustration ⩫ ©Philippe Collard, The San Remo building, Central Park, NYC ꧂
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