Les autres fleurs font ce qu'elles peuvent
Alexandra Alévêque
Sable Polaire
126 pages
21/08/2019
15 €
Premier roman
« C'est cela, sans doute, faire son deuil : accepter que le monde continue,
inchangé, alors même qu'un être essentiel à sa marche en a été chassé.
Accepter que les lignes restent droites et les couleurs intenses.
Accepter l'évidence de sa propre survie. »
Blandine Le Callet, La Ballade de Lila K.
❦
« Et de toute façon, Paul n’allait pas mourir : un papa, ce n’est pas un cow-boy ou un brigand.
Un papa, ça ne meurt pas. »
Comme elle est tendre et pudique Alexandra Alévêque pour évoquer la perte d’un être cher, la douleur indicible d'avoir été privée d’adieux.
Comme il est incompréhensible pour Violette Delabbé (vous voyez le clin d’œil, n’est-ce pas ?), 10 ans à peine, de perdre son père d’une rupture d’anévrisme et d’être tenue à l’écart des funérailles par ses deux frères et sa mère.
Les autres fleurs font ce qu’elles peuvent est un 1er roman, une autofiction pour être exacte, sur les difficiles progrès d’une femme de presque quarante ans pour accepter le décès de son père survenu 27 ans auparavant. Intelligemment construit sur une alternance de chapitres qui nous placent en 2009 ou nous ramènent vers 1982, le roman donne à lire deux points de vue d’une même personne, celui de Violette enfant, écrit à la 3e personne
« Son enfance n'était plus. À dix ans fraîchement célébrés, elle venait de se faire brutalement débarquer d'un monde qui promettait il y a peu de temps encore son lot d'insouciants instants pour basculer avec fracas dans celui de l'âge adulte, sans tambours ni trompettes, mais avec la violence d'un coup de fouet qui vous lacère les chairs. »
et celui de Violette devenue femme qui tente d'affirmer un « Je »
« Que serait ma vie s’il n’était pas parti ? Qui serais-je si un anévrisme n’avait pas rompu une nuit d’octobre 1982, si l’aspirine n’avait pas coulé à flot durant plusieurs jours, si nous avions vécu près d’un hôpital digne de ce nom ? J’ai conscience d’être en quête d’un trésor sans avoir la certitude de l’existence du moindre magot.
Je fouille, en vain. »
celui du passé et celui du présent, celui de la nostalgie et celui de la vie comme elle va, ou pas. Une construction habile donc qui repose sur la déconstruction d’une chronologie pour mieux rendre compte du chemin à parcourir pour devenir pleinement soi après un traumatisme d’enfance.
L'incipit
« C’est pas Dieu possible d’être aussi conne. »
est une apostrophe aussi crue que trompeuse, mais qui contient pourtant l’essentiel. La cassette récupérée 27 ans après le drame reste prisonnière du ghetto blaster comme Violette reste prisonnière du passé, faute d’avoir pu faire le deuil du père. Et l’exaspération le dispute à l’urgence d’enfin savoir ce qu'il s’est réellement passé ces jours funestes où sa famille l’a exclue, tenue à la marge, laissée dans le décor.
L’humour n’est jamais loin pour apporter une légèreté et une distance bienvenues dans les moments difficiles où l’émotion pourrait rafler la mise.
« Un père, on n’en a qu’un, ce qui est extrêmement touchant mais fort embarrassant quand il disparaît brutalement. La mort a cet avantage qu’elle n’est pas versatile. Quand elle a pris sa décision, il y a de fortes chances pour ce que soit irréversible. Et si elle a élu un membre de votre clan, ce n’est certainement pas pour vous le rendre quelques semaines plus tard. »
Si, levant déjà les yeux au ciel - ne niez pas, je vous vois -, vous pensez que Les autres fleurs font ce qu’elles peuvent est un énième roman larmoyant et pathétique sur le deuil, vous faites fausse route. L’autrice pose des mots justes, délicats, sans sensationnalisme aucun, sans jamais chercher à jouer sur la corde sensible.
La lecture de cette cassette va trouer un silence vieux de presque trois décennies, et permettre de dépasser la douleur et le sentiment de culpabilité, une culpabilité bien insondable pour ceux à qui une telle épreuve a été épargnée, mais que je ne connais que trop bien. Débloquer cette cassette et faire qu’elle puisse enfin être lue, c’est soulager Violette du poids du passé.
« Je l’ai tant attendu, cet instant. Enfin, je commence à m’approprier une histoire qui m’a échappé à cause d’une de ces innombrables erreurs qui jalonnent nos vies graciles.
On a tort parfois de vouloir protéger les enfants. »
Ce récit bref, d’à peine plus de 120 pages que certains auront vite lues et peut-être vite oubliées, témoigne que, pour l’enfant, il est plus traumatisant d’être volée de ces derniers moments que de les vivre au milieu des siens. Cette mise à l’écart, pourtant faite avec la meilleure des intentions, est perçue comme une trahison, soulève des questions et sème, au bout du raisonnement, un germe de culpabilité quand Violette reste avec ses interrogations en suspens.
« Elle n’avait pas posé un pied dans ce foutu service où Paul avait cuvé ses dernières heures, pourtant elle se projetait sans cesse dans ce lieu qu’elle fabriquait de toutes pièces. Elle forçait son imagination pour entrer dans la chambre, comprendre, peut-être, ce qui s’y était passé, pour le voir une dernière fois. »
Écouter cette cassette est dès lors un acte fort, presque militant. Pourtant, Les autres fleurs font ce qu’elles peuvent n’est pas le roman de la rage contenue ni de la crispation. En disant les choses simplement, toute rancœur vidée, il est celui de l’apaisement enfin trouvé où les mots se frayent un chemin jusqu’au père :
« Comment pouvions-nous imaginer être un jour plus âgés que toi ? Tu vois un peu le bordel ? […] Nous sommes vieux. Plus que tu ne le seras jamais, papa. »
Un 1er roman juste et touchant sur une situation que beaucoup d'enfants des années 1960-70 ont connue. O tempora, o mores.
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꧁ Illustration - © Joe Calih ꧂
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