Sœur
Abel Quentin
Éditions de L'Observatoire
256 pages
21/08/2019
19 €
Premier roman
J'ai lu n° 12813, 08/09/2021
« Le terrorisme commence par une explosion de mots,
et finit dans une explosion de sang. »
Oscar Consoli
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« On saisit une arme et les cartes sont rebattues d’un coup, l’amour propre restauré en une seconde, les événements cessent de vous échapper, votre sujet enfin maîtrisé. »
Autant passer aux aveux tout de suite, Sœur est un roman vers lequel je ne serais pas allée s’il n’avait pas fait partie de la sélection des 68 premières fois.
Pour son 1er roman, Abel Quentin, avocat, a fait le choix courageux d’écrire sur un thème risqué en diable par les temps que nous connaissons : l’embrigadement d’une jeune Française de 15 ans. Embrigadement et non radicalisation : une nuance qui a son importance ici, car l’adolescente n’était auparavant ni pratiquante ni croyante.
Jenny Marchand coule des jours mornes auprès de ses parents propriétaires d’un morne pavillon du morne Sucy-en-Loire et « ses rues étriquées qui tissent leur réseau en damier autour d’une église déserte, ses façades mal entretenues qui cachent des intérieurs confortables, bled impossible où l’on dit tranquillité pour parler d’ennui mortel, où la construction d’un dos-d’âne a divisé ses cinq mille habitants comme s’il s’agissait de l’affaire Dreyfus. »
En se plaçant à hauteur de son personnage, dans une écriture précise, brute et terriblement bien documentée il faut bien en convenir, Abel Quentin retrace le parcours mortifère qui conduit une fille banale que rien ne prédisposait à se convertir à l’islam, à commettre un attentat terroriste.
Les 256 pages de Sœur répondent remarquablement, implacablement à la question au demeurant fort simple :
« Comment devient-on Chafia Al-Faransi ? »
La réponse, elle, est plus compliquée.
La démonstration est habile et éclatante, d’autant qu’en multipliant et en diffractant les points de vue — celui de Jenny, de ses parents, mais aussi des personnes alors au pouvoir — Abel Quentin offre une mise en perspective pertinente et achevée de la situation.
Tout est question de trouver la faille, puisque faille il y a, là où se tapit l’extrême mal-être de Jenny dont la vie, faute d’horizon, s’aigrit entre les quatre murs de sa chambre.
« Croupir dans l’ombre des autres si doués pour l’existence, bien décidés à en retirer le maximum de plaisir, pleins d’allant, les gestes amples, prenant ce qui est à prendre, contournant les obstacles, assurant leurs arrières, s’accommodant du monde tel qu’il est, du vif-argent dans les veines et du plomb dans la tête, les jambes bien campées, parfaitement lestées, et vous si gourde, empêchée, planant comme un oiseau de mauvais augure au-dessus de vous-même. »
Une fragilité que sont formés à repérer les recruteurs de Daech pour faire irruption au moment le plus opportun, celui où l’adolescente se retrouve seule, s’étant peu à peu isolée tant de ses camarades de classe que de ses parents, un peu perdus eux aussi face à cette enfant qu’ils ne déchiffrent plus. Quand le travail de sape a fait son œuvre, ils savent qu’il suffit de quelques mots empathiques pour harponner leur proie qui ne sait plus quelle place est la sienne.
« Jenny n’est pas exactement un souffre-douleur. […]
Elle n’est pas non plus équipée pour tenir le haut de l’affiche […] la politique budgétaire des époux Marchand ne lui permet pas de faire l’acquisition d’un de ces artefacts qui asseyent une réputation et confèrent un insaisissable chic que la foule pubescente appelle le swag. »
Ce besoin d’exister, d’appartenir à un groupe sont autant de manques que va combler Dounia, rencontrée lors d’un chat sur Internet et vite basculé sur la messagerie cryptée Telegram. Dounia, cette meilleure amie que Jenny espérait sans plus l’attendre, Dounia qui va petit à petit mener une guerre d’usure en devenant « […] la soul sister, l’épaule amie et la parole enveloppante, la grande sœur, le bureau des pleurs et surtout l’initiatrice, la maîtresse de cérémonie, le pygmalion, la chaperonne, l’accoucheuse et l’alma mater. Dounia, la Lionçonne du califat. »
À partir de là, il n’y aura plus de retour arrière possible, tout ne sera que fuite en avant, du port du voile, à la récitation des sourates du Coran jusqu’à l’ultime sacrifice pour la cause :
« Prendre la vie d’autrui n’est pas une décision facile, mais elle fraye son chemin sans trop d’encombre dans cette cervelle d’étourneau. […] Tuer un de ces êtres, ce n’est pas se tuer soi-même : c’est supprimer l’absolu étranger, la créature d’une autre rive. »
Cependant, avant d’éclater au grand jour, la lutte à l’œuvre est avant tout intérieure et Abel Quentin développe habilement, sur plusieurs pages, ces deux faces d’une même personne,
« Jenny la poltronne procrastinatrice ne serait pas contre un report sine die de l’apocalypse.
Chafia voudrait en finir sans attendre. »
Il nous amène sans difficulté — et croyez bien que ça donne à réfléchir — à ce moment de bascule, à cette poussée incontrôlable de haine aussi épaisse envers soi-même qu’envers les autres, à cette ivresse qu’il y a à devenir quelqu’un au moment de disparaître pour connaître une gloire posthume :
« Enfin elle est en charge de quelque chose, elle est tendue, elle est même espérée, apaisante sensation qui diminue un peu l’urgence de sa propre disparition. »
Quelques bémols toutefois à cette lecture concernent :
✦ ces zones d’ombre que l’auteur n’a pas exploitées (intentionnellement ?) : quid de sa conversion ? De qui reçoit-elle les instructions ? le Glock ? Qui a décidé quelle serait sa cible ? quel serait le jour ? ;
✦ le contexte politique de l’histoire avec de fréquentes allusions à un système épuisé, à bout de souffle, qui ont grossi le récit d’événements digressifs inutiles ;
✦ une fin vite expédiée avec la référence de trop à Harry Potter (fil rouge tout au long du roman) dont je me serais bien passée.
Il reste que Sœur est un 1er roman prenant de la 1re à la dernière page. Un roman saisissant, en ce qu’il dose au plus juste éléments de pure fiction et emprunts à une réalité avérée, et donc glaçant pour ce qu’il laisse entrevoir.
« Elle a remarqué que lorsqu’il s’agit de s’envoyer dans le décor les astres s’alignent comme par magie, les obstacles s’évanouissent, et il y a quelque chose d’amer dans le constat de cette baraka autodestructrice. »
Combien de Jenny ?
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꧁ Illustration - August Macke, The Storm, 1911 ꧂
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